Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/353

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« — Jargon, me dit-elle, pur jargon ! Ou ne pensez plus à moi, ou ne me croyez pas assez étourdie pour donner dans des protestations usées. Ce que vous venez de me dire là, tout le monde le dit sans le penser, et tout le monde l’écoute sans le croire. »

« Si je n’avais eu du goût pour Cydalise, ses rigueurs m’auraient mortifié ; mais je l’aimais, elles m’affligèrent. Je partis pour la cour, son image m’y suivit ; et l’absence, loin d’amortir la passion que j’avais conçue pour elle, ne fit que l’augmenter.

« Cydalise m’occupait au point que je méditai cent fois de lui sacrifier les emplois et le rang qui m’attachaient à la cour ; mais l’incertitude du succès m’arrêta toujours.

« Dans l’impossibilité de voler où je l’avais laissée, je formai le projet de l’attirer où j’étais. Je profitai de la confiance dont Erguebzed m’honorait : je lui vantai le mérite et la valeur d’Ostaluk. Il fut nommé lieutenant des spahis de la garde, place qui le fixait à côté du prince ; et Ostaluk parut à la cour, et avec lui Cydalise, qui devint aussitôt la beauté du jour.

— Vous avez bien fait, dit le sultan, de garder vos emplois, et d’appeler votre Cydalise à la cour ; car je vous jure, par Brahma, que je vous laissais partir seul pour sa province.

— Elle fut lorgnée, considérée, obsédée, mais inutilement, continua Sélim. Je jouis seul du privilège de la voir tous les jours. Plus je la pratiquai, plus je découvris en elle de grâces et de qualités, et plus j’en devins éperdu. J’imaginai que peut-être la mémoire toute récente de mes nombreuses aventures me nuisait dans son esprit : pour l’effacer et la convaincre de la sincérité de mon amour, je me bannis de la société, et je ne vis de femmes que celles que le hasard m’offrait chez elle. Il me parut que cette conduite l’avait touchée, et qu’elle se relâchait un peu de son ancienne sévérité. Je redoublai d’attention ; je demandai de l’amour, et l’on m’accorda de l’estime. Cydalise commença à me traiter avec distinction ; j’eus part dans sa confiance : elle me consultait souvent sur les affaires de sa maison ; mais elle ne me disait pas un mot sur celles de son cœur. Si je lui parlais sentiments, elle me répondait des maximes, et j’étais désolé. Cet état pénible avait duré longtemps, lorsque je résolus d’en sortir, et de savoir une bonne fois pour toutes à quoi m’en tenir.