Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/361

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sort pour moi si elle le perd ?… Mais pourquoi le perdrait-elle ? Ne suis-je pas certain de la tendresse de Fulvia ?… Ah ! je l’occupe tout entière, et si son bijou parle, ce ne sera que de moi… Mais si le traître !… non, non, je l’aurais pressenti ; j’aurais remarqué des inégalités ; depuis cinq ans on se serait démenti… Cependant l’épreuve est périlleuse… mais il n’est plus temps de reculer ; j’ai porté le vase à ma bouche : il faut achever, dussé-je répandre toute la liqueur… Peut-être aussi que l’oracle me sera favorable… Hélas ! qu’en puis-je attendre ? Pourquoi d’autres auraient-ils attaqué sans succès une vertu dont j’ai triomphé ?… Ah ! chère Fulvia, je t’offense par ces soupçons, et j’oublie ce qu’il m’en a coûté pour te vaincre : un rayon d’espoir me luit, et je me flatte que ton bijou s’obstinera à garder le silence… »

Sélim était dans cette agitation de pensée, lorsqu’on lui rendit, de la part du sultan, un billet qui ne contenait que ces mots : Ce soir, à onze heures et demie précises, vous serez où vous savez. Sélim prit la plume, et écrivit en tremblant : Prince, j’obéirai.

Sélim passa le reste du jour, comme la nuit qui l’avait précédé, flottant entre l’espérance et la crainte. Rien n’est plus vrai que les amants ont de l’instinct ; si leur maîtresse est infidèle, ils sont saisis d’un frémissement assez semblable à celui que les animaux éprouvent à l’approche du mauvais temps : l’amant soupçonneux est un chat à qui l’oreille démange dans un temps nébuleux ; les animaux et les amants ont encore ceci de commun, que les animaux domestiques perdent cet instinct, et qu’il s’émousse dans les amants lorsqu’ils sont devenus époux. Les heures parurent bien lentes à Sélim ; il regarda cent fois à sa pendule : enfin le moment fatal arriva, et le courtisan se rendit chez sa maîtresse : il était tard ; mais comme on l’introduisait à toute heure, l’appartement de Fulvia lui fut ouvert…

« Je ne vous attendais plus, lui dit-elle, et je me suis mise au lit avec une migraine que je dois aux impatiences où vous me jetez…

— Madame, lui répondit Sélim, des devoirs de bienséance, et même des affaires, m’ont comme enchaîné chez le sultan ; et depuis que je me suis séparé de vous, je n’ai pas disposé d’un moment.