Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/167

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Il revint quelques jours après ; je le vis au parloir, je l’examinai de plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une infinité de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de points de contact et de ressemblance ; il avait presque subi les mêmes persécutions domestiques et religieuses. Je ne m’apercevais pas que la peinture de ses dégoûts était peu propre à dissiper les miens ; cependant cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes dégoûts produisait le même effet en lui. C’est ainsi que la ressemblance des caractères se joignant à celle des événements, plus nous nous revoyions, plus nous nous plaisions l’un à l’autre ; l’histoire de ses moments, c’était l’histoire des miens ; l’histoire de ses sentiments, c’était l’histoire des miens ; l’histoire de son âme, c’était l’histoire de la mienne.

Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous parlions aussi des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité de directeur le rendait très-réservé ; cependant j’aperçus à travers ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne durerait pas ; qu’elle luttait contre elle-même, mais en vain ; et qu’il arriverait de deux choses l’une, ou qu’elle reviendrait incessamment à ses premiers penchants, ou qu’elle perdrait la tête. J’avais la plus forte curiosité d’en savoir davantage ; il aurait bien pu m’éclairer sur des questions que je m’étais faites et auxquelles je n’avais jamais pu me répondre ; mais je n’osais l’interroger ; je me hasardai seulement à lui demander s’il connaissait le P. Lemoine.

« Oui, me dit-il, je le connais ; c’est un homme de mérite, il en a beaucoup.

— Nous avons cessé de l’avoir d’un moment à l’autre.

— Il est vrai.

— Ne pourriez-vous point me dire comment cela s’est fait ?

— Je serais fâché que cela transpirât.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion.

— On a, je crois, écrit contre lui à l’archevêché.

— Et qu’a-t-on pu dire ?

— Qu’il demeurait trop loin de la maison ; qu’on ne l’avait pas quand on voulait ; qu’il était d’une morale trop austère ; qu’on avait quelque raison de le soupçonner des sentiments des