Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/497

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vous vous seriez arrêté pour la voir, et vous l’auriez embrassée entre quatre doigts sans la serrer. Ceux qui la suivaient, qui la regardaient trotter avec ses petits pieds, et qui mesuraient cette large croupe dont les jupons légers dessinaient la forme, doublaient le pas ; elle les laissait arriver, puis elle détournait prestement sur eux ses deux grands yeux noirs et brillants qui les arrêtaient tout court ; c’est que l’endroit de la médaille ne déparait pas le revers. Mais, hélas ! je l’ai perdue, et toutes mes espérances de fortune se sont évanouies avec elle. Je ne l’avais prise que pour cela, je lui avais confié mes projets, et elle avait trop de sagacité pour n’en pas concevoir la certitude, et trop de jugement pour ne les pas approuver. »

Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure en disant :

Non, non, je ne m’en consolerai jamais. Depuis j’ai pris le rabat et la calotte.

moi.

De douleur ?

lui.

Si vous voulez. Mais le vrai, pour avoir mon écuelle sur ma tête… Mais voyez un peu l’heure qu’il est, car il faut que j’aille à l’Opéra.

moi.

Qu’est-ce qu’on donne ?

lui.

Le Dauvergne[1]. Il y a d’assez belles choses dans la musique, c’est dommage qu’il ne les ait pas dites le premier. Parmi ces morts, il y en a toujours qui désolent les vivants. Que voulez-vous ? Quisque suos non patimur manes. Mais il est cinq heures et demie, j’entends la cloche qui sonne les vêpres de l’abbé de Canaye[2] et les miennes. Adieu, monsieur le philosophe, n’est-il pas vrai que je suis toujours le même ?

  1. Les Troqueurs, de Dauvergne, furent représentes en 1753. C’est le premier opéra-comique français fait dans les conditions du genre tel que nous le concevons aujourd’hui.
  2. L’abbé de Canaye, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, grand ami de D’Alembert, était passionné pour le théâtre. Il mourut en 1782, âgé de quatre-vingt-huit ans. Son éloge a été lu en séance publique, le 15 novembre 1783, par le secrétaire de l’Académie, M. Dacier. Diderot donne quelques détails sur l’abbé de Canaye, dans son morceau Sur la Première Satire d’Horace, qu’on trouvera ci-après, t. VI. Il ne faut pas le confondre avec l’interlocuteur du maréchal d’Hocquincourt, dans le Dialogue de Saint-Évremond.