Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/50

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entrevue qui dura fort longtemps ; on m’a dit seulement que, quand elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu’elle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que la supérieure était sortie les mains fermées et appuyées contre le front.

Cependant les cloches sonnèrent ; je descendis. L’assemblée était peu nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n’entendis rien : on disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n’en ai jamais connu la durée ; je ne sais ni ce que j’ai fait, ni ce que j’ai dit. On m’a sans doute interrogée, j’ai sans doute répondu ; j’ai prononcé des vœux, mais je n’en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne ; je n’ai pas plus compris à toute la cérémonie de ma profession qu’à celle de mon baptême, avec cette différence que l’une confère la grâce et que l’autre la suppose. Eh bien ! monsieur, quoique je n’aie pas réclamé à Longchamp, comme j’avais fait à Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagée ? J’en appelle à votre jugement ; j’en appelle au jugement de Dieu. J’étais dans un état d’abattement si profond, que, quelques jours après, lorsqu’on m’annonça que j’étais de chœur, je ne sus ce qu’on voulait dire. Je demandai s’il était bien vrai que j’eusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vœux : il fallut joindre à ces preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu’on avait appelés à la cérémonie. M’adressant plusieurs fois à la supérieure, je lui disais : « Cela est donc bien vrai ?… » et je m’attendais toujours qu’elle m’allait répondre : « Non, mon enfant ; on vous trompe… » Son assurance réitérée ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans l’intervalle d’un jour entier, aussi tumultueux, aussi varié, si plein de circonstances singulières et frappantes, je ne m’en rappelasse aucune, pas même le visage de celles qui m’avaient servie, ni celui du prêtre qui m’avait prêchée, ni de celui qui avait reçu mes vœux ; le changement de l’habit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne ; depuis cet instant j’ai été ce qu’on appelle physiquement aliénée. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet état ; et c’est à la longueur de cette espèce de convalescence que j’attribue l’oubli profond de ce qui s’est passé : c’est comme