Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/55

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étaient sans cesse appelés ; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes ; et il n’est pas arrivé une seule fois, qu’on m’ait condamnée, tant j’avais d’attention à mettre la raison de mon côté : il était impossible de m’attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu’une supérieure est toujours libre d’accorder ou de refuser, je n’en demandais point. Je ne paraissais point au parloir ; et des visites, ne connaissant personne, je n’en recevais point. Mais j’avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline ; j’avais conseillé la même chose à d’autres ; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j’étais soumise à la Constitution, je répondais que je l’étais à l’Église ; si j’acceptais la bulle… que j’acceptais l’Évangile. On visita ma cellule ; on y découvrit l’Ancien et le Nouveau Testament. Je m’étais échappée en discours indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites ; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j’en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n’omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre ; et j’en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s’occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m’approcher ; et bientôt je me trouvai seule ; j’avais des amies en petit nombre : on se douta qu’elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu’on leur imposait, et que, ne pouvant s’entretenir le jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues ; on nous épia : on me surprit, tantôt avec l’une, tantôt avec une autre ; l’on fit de cette imprudence tout ce qu’on voulut, et j’en fus châtiée de la manière la plus inhumaine ; on me condamna des semaines entières à passer l’office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur ; à vivre de pain et d’eau ; à demeurer enfermée dans ma cellule ; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu’on appelait mes complices n’étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m’en supposait ; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l’on me punissait d’y avoir manqué ; on avançait les heures des offices, des repas ; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l’attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j’étais tous les jours