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PENSÉES DÉTACHÉES

— C’est la Vierge que cette femme-là ?

— Oui, voilà l’Enfant-Jésus ?

— Cela est clair. Et celui-là ?

— C’est saint Jean.

— Cela l’est encore. Quel âge donnez-vous à cet Enfant-Jésus ?

— Mais, quinze à dix-huit mois.

— Et à ce saint Jean ?

— Au moins quatre à cinq ans.

— Eh bien, ajouta cette femme, les mères étaient grosses en même temps… »

Je n’invente point un conte ; je dis un fait. Un autre fait, c’est que la composition n’en fut pas moins belle pour moi.

La même femme trouvait l’Enfant du Silence[1], du Carrache, énorme, monstrueux ; et elle avait raison. Elle était choquée de la disproportion de cet enfant avec sa mère délicate ; et elle avait encore raison.

C’est qu’il ne faut pas mettre la nature exagérée à côté de la nature vraie, sous peine de contradiction. Si les hommes d’Homère lancent des quartiers de roche, ses dieux enjambent les montagnes.

*

J’ai dit que l’artiste n’avait qu’un instant ; mais cet instant peut subsister avec des traces de l’instant qui a précédé, et des annonces de celui qui suivra. On n’égorge pas encore Iphigénie ; mais je vois approcher le victimaire avec le large bassin qui doit recevoir son sang, et cet accessoire me fait frémir.

*

A mesure que le lieu de la scène s’éloigne, l’angle visuel s’étend, et le champ du tableau peut s’accroître. Quelle est la plus grande quantité de cet angle au fond de l’œil ? Quatre-vingt-dix degrés ; au delà de cette mesure, on me montre plus d’espace que je n’en puis embrasser. De là la nécessité d’étendre les espaces situés au dehors de ces lignes.

*

Les compositions seraient monotones, si l’action principale

  1. Ce tableau d’Annibal Carrache se voit au Musée du Louvre ; c’est la Vierge qui recommande le silence à saint Jean, pour ne pas troubler le repos de Jésus. Il a été gravé par Et. Picart en 1681. (Br.)