Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVII.djvu/344

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Prunevaux ne s’en retourne pas tout à fait guérie, peut-être n’est-ce pas la faute des eaux dont le succès dépend quelquefois d’une grande tranquillité d’esprit.

Mon père a fait deux fois le voyage de Bourbonne ; la première, pour une maladie singulière, une perte de mémoire dont il y a peu d’exemples. Quand on lui parlait, il n’avait aucune peine à suivre le discours qu’on lui adressait : voulait-il parler, il oubliait la suite de ses idées, il s’interrompait ; il s’arrêtait au milieu de la phrase qu’il avait commencée ; il ne savait plus ce qu’il avait dit, ni ce qu’il voulait dire, et le vieillard se mettait à pleurer. Il vint ici, il prit les eaux en boisson ; elles lui causèrent une transpiration violente, et en moins de quinze jours il reprit le chemin de sa ville, parfaitement guéri. Ni sa fille qui l’avait suivi, ni son fils l’abbé, ni ses amis ne purent lui faire prendre un verre d’eau de plus que le besoin qu’il crut en avoir. Il aimait le bon vin. Il disait : Je me porte bien ; j’entends vos raisons ; je raisonne aussi bien et mieux que vous ; qu’on ne me parle plus d’eaux ; qu’on me donne du bon vin : et quoiqu’il eût la soixantaine passée, temps où la mémoire baisse et le jugement s’affaiblit, il n’eut jamais aucun ressentiment de son indisposition.

Son second voyage ne fut pas aussi heureux. Le docteur Juvet[1] avait dit très-sensément que les eaux n’étaient pas appropriées à sa maladie. C’était une hydropisie de poitrine. Il se hâta de le renvoyer ; et cet homme, que les gens de bien regrettent encore, et qu’une foule de pauvres, qu’il secourait à l’insu de sa famille, accompagnèrent au dernier domicile, mourut ou plutôt s’endormit du sommeil des justes, le lendemain de son retour, le jour de la Pentecôte, entre son fils et sa fille qui craignaient de réveiller leur père qui n’était déjà plus. J’étais alors à Paris. Je n’ai vu mourir ni mon père, ni ma mère ; je leur étais cher, et je ne doute point que les yeux de ma mère ne m’aient cherche à son dernier instant. Il est minuit. Je suis seul, je me rappelle ces bonnes gens, ces bons parents ; et mon cœur se serre quand je pense qu’ils ont eu toutes les inquié-

  1. Le docteur Juvet (Hugues-Alexis), né à Chaumont en 1714, mort le 8 janvier 1789 était alors médecin de l’hôpital militaire de Bourbonne ; il avait publié en 1750 une Dissertation contenant des observations nouvelles sur les eaux de Bourbonne-les-Bains.