Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/125

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ces artistes, s’ils n’avaient eu avec son suffrage celui des âges antérieurs et du sien. C’est un historien qui écrit mal, mais qui dit vrai ; c’est Voltaire qui ne se connaît ni en architecture, ni en sculpture, ni en peinture, mais qui transmet à la postérité le sentiment de son siècle sur Perrault, Le Sueur et Puget.

Si je crois que le pressentiment de l’avenir et la jouissance anticipée des éloges de la postérité sont naturels au grand homme ! Aussi naturels que son talent, et j’aurais bien tort de me refuser à la preuve que vous en donnez lorsque vous dites que le présent est une conséquence nécessaire du passé, et l’avenir une conséquence nécessaire du présent : ce présent est un point indivisible et fluant, sur lequel l’homme ne peut non plus se tenir que sur la pointe d’une aiguille. Sa nature est d’osciller sans cesse sur ce fulcrum de son existence. Il se balance sur ce petit point d’appui, se ramenant en arrière ou se portant en avant à des distances proportionnées à l’énergie de son âme. Les limites de ses oscillations ne se renferment ni dans la courte durée de sa vie, ni dans le petit arc de sa sphère. Épicure sur sa balançoire, porté jusque par delà les barrières du monde, heurte du pied le trône de Jupiter ; Horace, dans la sienne, fait un écart de deux mille ans et s’accélère vers nous, son ouvrage à la main, en nous disant : Tenez, lisez et admirez. Je vous marque les deux termes les plus éloignés de l’homme-pendule. C’est dans cet immense intervalle que la foule exerce sur ses excursions. Quand le poëte lyrique dit à ses amis :


Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam[1],


il a le verre à la main, il boit, il vit, il chante, il n’est plus seul, la nuit, devant sa lampe obscure : il ne sent plus ses bras se couvrir de longues plumes et sa forme prendre celle d’un cygne, il ne s’élance plus vers les régions hyperborées, il parle au présent. Mais attendez, il ne tardera pas à changer de ton, à s’écrier :


Exegi monumentum ære perennius,[2]

  1. Horat., od. iv, lib. I.
  2. Horat., od. xxx, lib. III.