Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/517

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de votre mère, de votre sœur et de vous. Qu’il est heureusement né cet ami ! que j’envie son caractère ! L’espérance reste toujours au fond de sa boîte ; au contraire, le hasard vient-il à entr’ouvrir le couvercle de la mienne, c’est la première chose qui s’en va. Ce n’est pas que je n’aperçoive aussi les fils auxquels je pourrais m’accrocher ; mais je les vois si faibles et si déliés que je n’oserais m’y fier. J’aime presque autant m’abandonner au torrent que de saisir la feuille d’un saule.

Nous avons ici beaucoup de monde ; M. Le Roy, comme je vous l’ai dit, l’ami Grimm et l’abbé Galiani, M. et Mme R… J’aime la physionomie de M. R… S’il avait seulement la moitié de l’esprit qu’elle promet ! C’est un mélange de finesse et de volupté. Le matin, lorsque ses longs cheveux bruns tombent en boucles négligées sur ses épaules, on le prendrait pour l’Hymen, mais comme il est le lendemain d’une noce, blême et un peu fatigué. Mme R. était vêtue d’un rouge foncé qui lui sied mal, et notre ami lui disait : « Comment, chère sœur, vous voilà belle comme un œuf de Pâques ! » D’Alinville et Mme Geoffrin presque point ennuyés, chose rare. Mme de Charmoi toujours avec ses beaux yeux et sa mine intéressante. Mon fils d’Aine[1], M. et Mme Schistre, M. Schistre avec sa mandore et son tympanon, et puis deux ou trois inconnus brochant sur le tout.

Je tiens à mon aise partout, mais plus encore à la campagne qu’ailleurs. J’occupe un appartement de femme ; c’est le plus agréable de la maison ; au milieu de ce monde il m’est resté, et j’en aime encore un peu plus notre hôtesse.

Plus la compagnie est nombreuse, plus on est libre. Tout à moi, je n’ai jamais eu tant de temps pour lire, pour me promener, pour être à vous, pour vous aimer et pour vous l’écrire.

Notre dîner a été très-gai. M. Le Roy racontait qu’une fois il avait été malheureux en amour. « Rien qu’une fois ? — Pas davantage….. » Alors il dormait ses quinze heures et il engraissait à vue d’œil. « Mais un amant malheureux doit être défait. — Ou le paraître, et il n’y avait pas moyen. C’est ce qui me désespérait. » Il reposait en raison de la peine qu’il avait endurée ; et quand il avait reposé, il pouvait souffrir derechef

  1. C’est le fils de Mme d’Aine, le frère de Mme d’Holbach, que Diderot appelait familièrement son fils.