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n’a fait qu’indiquer, & dont toute l’expression appartient au musicien, celui-ci aura manqué son but.

Il n’y a point de musique sans mesure ; mais le motif donne seul la vie & le caractere à la passion. Il est naturel d’exprimer des passions douces par un mouvement doux & tranquille, & les passions violentes par des mouvemens rapides ; mais ceux qui connoissent les chef d’œuvres de l’art, savent que la passion la plus douce peut être rendue par un air d’un mouvement rapide, sans perdre son caractere de douceur & de tendresse, & que le génie a quelquefois rendu la vitesse & la gaieté du mouvement nécessaires à l’expression de la tristesse & de la langueur.

Le motif de l’air est ordinairement annoncé par un début de l’orchestre, que nous avons appellé la ritournelle. Quelquefois la chaleur de l’action, ou d’autres raisons de convenance, s’opposent à ce début ; alors le chant commence avec l’orchestre. Les différentes parties de l’air sont aussi entrecoupées de morceaux de ritournelle, tant pour laisser reposer le chanteur, que pour donner du relâche à l’oreille qui l’écoute. Quelquefois c’est l’orchestre seul qui chante une partie du motif, & le chanteur ne fait que déclamer sur ce chant, en tenues ou en notes principales, une partie de ses paroles. Mais toutes ces variétés ramenent toujours au motif, à l’idée principale, & tantôt le répetent en partie, tantôt le rappellent d’une maniere délicate & détournée.

Après la seconde partie, on est en usage, pour rentrer & finir dans son ton, de reprendre la premiere, en supprimant tout au plus une partie de la ritournelle de l’orchestre, parce que le motif étant connu, l’oreille n’a plus besoin de cette annonce. Lorsque l’air n’a point de seconde partie, il s’appelle cavata ou cavatina. Un chanteur qui a du goût, ne manquera guere de vous rappeller à la cadence le motif de l’air, dont il employera un endroit, un accent, un son principal.

Tout cette économie de l’air n’est point l’ouvrage du raisonnement & de la réflexion ; mais celui d’une conception rare, donnée par un instinct supérieur, dont la marche ne s’apperçoit qu’après l’invention, & dont le jugement est obligé de justifier & d’admirer l’ouvrage.

On voit que l’air est l’expression en chant d’une seule idée musicale, qu’on a nommé son motif, & qui se dessine & se répete dans les différentes modulations dont le ton est susceptible. L’ouvrage du génie est de trouver ce motif ; celui du goût, de l’étendre & de le conduire, ensorte que la répétition n’en soit ni assez rare pour manquer son effet, ni assez fréquente pour devenir fastidieuse.

Ce n’est point que cette idée principale ne puisse être embellie d’idées accessoires ; mais celles-ci sont ordinairement communes, & l’autre donne à l’air son caractere & son prix.

Quelquefois le motif est chanté par la voix & par le premier violon seuls, tandis que le second & les autres parties accompagnantes suivent un dessein particulier, lequel, quoique divers, ne sert ordinairement qu’à mieux faire sortir l’idée principale.

Quelquefois le musicien se permet des écarts : ce sont des traits de feu & d’enthousiasme qui l’éloignent subitement de son motif, & qui produisent ordinairement un instant d’étonnement ; mais après cet écart court & rapide, l’oreille revient à son motif avec plus d’amour & de complaisance.

Ce retour de la même pensée dessinée dans les différentes modulations du ton, est particulier à l’expression musicale. Dans le discours & dans la poésie, au lieu de faire de l’effet, il ne serviroit qu’à

l’affoiblir ; & plus une pensée est grande & belle, plus la répétition en seroit déplacée & dangereuse. C’est que l’orateur & le poëte se servent de signes certains, dont l’effet est sûr & déterminé, au lieu que la pensée musicale plus délicate, plus vague, plus fugitive, passe avec trop de rapidité pour être fixée en un seul instant ; & ce n’est qu’en la conduisant par les différentes modulations de son ton, que le musicien communiquera à l’oreille attentive le sentiment qui le domine ; & c’est aussi peut-être que les signes de la musique étant, comme nous le disons, plus vagues que ceux des autres arts d’imitation, elle est obligée de copier la nature de plus près, & de choisir une nature plus forte, plus caractérisée, & que ses momens précieux d’imitation sont les momens de nature troublée ou passionée ; momens dans lesquels la nature revient cent fois sur la même idée, sur la même expression, sur la même plainte, sur le même reproche, &c. mais seulement avec des accens différens ; procédé qui tient à une persuasion profonde qu’on ne nous fait souffrir, qu’on ne nous refuse amour, justice ou commisération, que parce-qu’on n’a pas entendu nos faisons, qu’on n’a pas vu nos peines, qu’on ne connoit pas l’état de notre ame ; persuasion qui nous porte bien plutôt à répéter tans cesse l’expression que nous jugeons la plus juste & la plus frappante qu’à l’abandonner, pour en montrer une autre qui seroit nouvelle, mais plus foible. Aussi ceux qui prendroient la déclamation de l’acteur pour le vrai modele du musicien, se tromperoient grossierement. Il lui faut quelque chose de plus vrai : il lui faut l’homme même ; tans quoi son ouvrage ne seroit que la copie d’une copie.

Si vous ne savez conduire votre motif, il ne fera point d’effet, il echappera même au plus grand nombre de vos auditeurs, & vous ne ferez qu’une suite de modulations & de phrases musicales, sans liaison, sans ensemble & sans autre caractere que celui de la mesure.

D’après ces réflexions, on juge aisément que le poëte ne doit qu’indiquer les sentimens, & que c’est au musicien de leur donner toute l’expression ; l’un ébauche, l’autre perfectionne. Il ne faut donc pour un air que peu de paroles, dont l’idée soit une, & le résultat d’une seule situation ; de longs discours, une suite d’idées simultanées ne peuvent être que récités, c’est à-dire déclamés sans mesure, mais ne sauroient être chantés ; car le musicien ne peut avoir qu’un motif à la fois ; & s’il le quittoit pour en suivre un autre, ou s’il cherchoit à les accumuler, il ne produiroit la plûpart du tems aucun effet. Quatre vers pour la premiere, autant pour la seconde partie, c’est presque tout ce qu’un musicien peut exprimer dans un air, sans nuire à l’unité de son motif. Dans la comédie, la saillie permet par fois d’assembler un plus grand nombre de vers, & des discours très variés ; mais alors le compositeur est obligé de changer de motif, & même de mesure, aussi souvent que le poëte change d’idée & de situation ; ensorte que ce genre d’airs comiques est proprement un recueil de trois ou quatre airs différens. Dans la tragédie le goût étant plus sévere, les occasions de changer de mesure & de motif sont rares.

Le motif est comme une proposition partagée en deux membres. Losque, par exemple, le poëte dit : Per pietà, bell’idol mio, non mi dir ch’io sono ingrato ; infelice, sventurato abbastanza il ciel mi fà, le premier membre du motif est consacré aux deux premiers vers, & le second aux deux autres.

Ceux qui n’entendent pas le langage de la musique, regardent le retour du motif & des mêmes paroles comme une simple répétition ; mais avec des organes plus délicats & mieux exercés vous sentez bientôt que c’est à ces prétendues répétitions