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& de cinq en Westphalie : les voyelles coulent sans obstacle comme les fleuves.

Le tems coule de même ; & de là, par une raison pareille, l’adverbe grec ἀεί, semper, toujours, perpétuellement ; l’allemand ie en est synonyme, & présente une image semblable.

L’interjection latine eia, semblable à la greque εἶα, paroît tenir à la même source, sus, allez sans vous arrêter, coulez comme un fleuve, &c.

Les articulations ou les consonnes sont labiales, linguales ou gutturales : les linguales sont dentales, sifflantes, liquides ou mouillées, voyez Lettres ; & le mouvement de la langue est plus sensible ou vers sa pointe, ou vers son milieu qui s’éleve, ou vers la racine dans la région de la gorge. Ce ne peut être que dans ce méchanisme & d’après la combinaison des effets qu’il peut produire, que l’on peut trouver l’explication de l’analogie que l’on remarque dans les langues entre plusieurs noms des choses que l’on peut classifier sous quelque aspect commun.

« Par exemple, dit M. le président de Brosses, pourquoi la fermeté & la fixité sont-elles le plus souvent désignées par le caractere st ? Pourquoi le caractere st est-il lui-même l’interjection dont on se sert pour faire rester quelqu’un dans un état d’immobilité » ?

Στήλη), colonne ; στερεὸς, solide, immobile ; στεῖρα, stérile, qui demeure constamment sans fruit ; στηρίζω, j’affermis, je soutiens ; voilà des exemples grecs : en voici de latins, stare, stips, stupere, stupidus, stamen, stagnum (eau dormante), stellæ (étoiles fixes), strenuus, &c. en françois, stable, état, (autrefois estat de status), estime, consistence, juste (in jure stans), &c.

« Pourquoi le creux & l’excavation sont ils marqués par se ? σκάλλω, σκάπτω, fouir, σκάφη, esquif ; scutum, scaturire, scabies, scyphus, sculpere, scrobs, scrutari ; écuelle (anciennement escuelle), scarifier, scabreux, sculpture ».

Ecrire (autrefois escrire) vient de scribere ; & l’on sait qu’anciennement on écrivoit avec une sorte de poinçon qui gravoit les letrres sur la cire, dont les tablettes étoient enduites, & les Grecs, par la même analogie, appelloient cet instrument σκάριφος.

« Leibnitz a si bien fait attention à ces singularités, qu’il les remarque comme des faits constans : il en donne plusieurs exemples dans sa langue. Mais quelle en pourroit être la cause ? Celle que j’entrevois ne paroîtra peut-être satisfaisante ; savoir que les dents étant la plus immobile des parties organiques de la voix, la plus ferme des lettres dentales, le t été machinalement employé pour désigner la fixité ; comme pour désigner le creux & la cavité, on emploie le k ou le c qui s’opere vers la gorge le plus creux & le plus cave des organes de la voix. Quant à la lettre s, qui se joint volontiers aux autres articulations, elle est ici, ainsi qu’elle est souvent ailleurs comme un augmentatif plus marqué, tendant à rendre la peinture plus forte ».

D’où lui vient cette propriété ? c’est que la nature de cette articulation consistant à intercepter le son sans arrêter entierement l’air, elle opere une sorte de sifflement qui peut être continué & prendre une certaine durée. Ainsi, dans le cas où elle est suivie de t, il semble que le mouvement explosif du sifflement soit arrêté subitement par la nouvelle articulation, ce qui peint en effet la fixité ; & dans le cas où il s’agit de sc, le mouvement de sibilation paroît designer l’action qui tend à creuser & à pénétrer profondément, comme on le sent par l’articulation r, qui tient à la racine de la langue.

« N, la plus liquide de toutes les lettres, est la lettre caractéristique de ce qui agit sur le liquide : no, ναῦς, navis, navigium, νέφος, nubes, nuage, &c.

» De même fl, composé de l’articulation labiale & sifflante f & de la liquide l, est affecté au fluide, soit ignée, soit aquatique, soit aërien, dont il peint assez bien le mouvement ; flamma, fluo, flatus, fluctus, &c. φλόξ, flamme ; φλέψ, veine où coule le sang ; φλεγέθων, fleuve brûlant d’enfer, &c. ou à ce qui peut tenir du liquide par sa mobilité ; fly en anglois, mouche & voler, flight, fuir, &c.

» Leibnitz remarque que si l’s y est jointe, sw est dissipare, dilatare ; sl, est dilabi vel labi cùm recessu : il en cite plusieurs exemples dans sa langue, auxquels on peut joindre en anglois slide, slink, slip, &c.

» On peint la rudesse des choses extérieures par l’articulation r, la plus rude de toutes ; il n’en faut point d’autre preuve que les mots de cette espece : rude, âpre, âcre, roc, rompre, racler, irriter, &c.

» Si la rudesse est jointe à la cavité, on joint les deux caractéristiques, scabrosus. Si la rudesse est jointe à l’échappement, on a joint de même deux caractéristiques propres : frangere, briser, breche, phur ou phour, c’est à-dire frangere. On voit par ces exemples que l’articulation labiale, qui peint toujours la mobilité, la peint rude par frangere, & douce par fluere

» La même inflexion r détermine le nom des choses qui vont d’un mouvement vîte, accompagné d’une certaine force ; rapide, ravir, rouler, racler, rainure, raie, rota, rheda, ruere, &c. Aussi sert-elle souvent aux noms des rivieres dont le cours est violent ; Rhin, Rhône, Heridanus, Garonne, Rha (le Volga), Araxes, &c.

» Valor ejus, dit Heuselius en parlant de cette lettre, erit egressus rapidus & vehemens, tremulans & strepidans ; hinc etiam affert affectum vehementem rapidumque. C’est la seule observation raisonnable qu’il y ait dans le système absurde que cet auteur s’est formé sur les propriétés chimériques qu’il attribue à chaque lettre… ».

Toutes ces remarques, & mille autres que l’on pourroit faire & justifier par des exemples sans nombre, nous montrent bien que la nature agit primitivement sur le langage humain, indépendamment de tout ce que la réflexion, la convention ou le caprice y peuvent ensuite ajouter ; & nous pouvons établir comme un principe, qu’il y a de certains mouvemens des organes appropriés à désigner une certaine classe de choses de même espece ou de même qualité. Déterminés par différentes circonstances, les hommes envisagent les choses sous divers aspects : c’est le principe de la différence de leurs idiomes ; fenestra exprimoit chez les Latins le passage de la lumiere ; ventana en Espagne désigne le passage des vents ; janella en langue portugaise, marque une petite porte ; croisée en françois, indique une ouverture coupée par une croix. Partout c’est la même chose, envisagée ici par son principal usage, là par ses inconvéniens, ailleurs par une relation accidentelle, chez nous par sa forme. Mais la chose une fois vûe, l’homme, sans convention, sans s’en appercevoir, forme machinalement ses mots les plus semblables qu’il peut aux objets signifiés. C’est à peu-près la conclusion de M. le président des Brosses, qui continue ainsi :

« Publius Nigidius, ancien grammairien latin (il étoit contemporain de Cicéron), poussoit peut-être ce système trop loin lorsqu’il vouloit l’appliquer, par exemple, aux pronoms personnels, & qu’il remarquoit que dans les mots ego & nos le mouvement organique se fait avec un retour intérieur sur soi-même, au lieu que dans les mots tu & vos l’inflexion se porte au-dehors vers la personne à qui on s’adresse ; mais il est du moins certain qu’il rencontre juste dans la reflexion générale qui suit :