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secondé par la force, se fait bientôt des droits ; l’habitude rend les nations complices de leur propre avilissement, & les peuples malgré les changemens survenus dans leurs circonstances, continuerent en beaucoup de pays à être uniquement représentés par une noblesse, qui se prévalut toujours contre eux de la violence primitive, exercée par des conquérans aux droits desquels elle prétendit succéder.

Les Barbares qui démembrerent l’empire romain en Europe étoient payens ; peu-à-peu ils furent éclairés des lumieres de l’Evangile, ils adopterent la religion des vaincus. Plongés eux-mêmes dans une ignorance qu’une vie guerriere & agitée contribuoit à entretenir, ils eurent besoin d’être guidés & retenus par des citoyens plus raisonnables qu’eux ; ils ne purent refuser leur vénération aux ministres de la religion, qui à des mœurs plus douces joignoient plus de lumieres & de science. Les monarques & les nobles jusqu’alors représentans uniques des nations, consentirent donc qu’on appellât aux assemblées nationales les ministres de l’Eglise. Les rois, fatigués sans doute eux-mêmes des entreprises continuelles d’une noblesse trop puissante pour être soumise, sentirent qu’il étoit de leur intérêt propre de contrebalancer le pouvoir de leurs vassaux indomptés, par celui des interpretes d’une religion respectée par les peuples. D’ailleurs le clergé devenu possesseur de grands biens, fut intéressé à l’administration publique, & dut à ce titre, avoir part aux délibérations.

Sous le gouvernement féodal, la noblesse & le clergé eurent longtems le droit exclusif de parler au nom de toute la nation, ou d’en être les uniques représentans. Le peuple composé des cultivateurs, des habitans des villes & des campagnes, des manufacturiers, en un mot, de la partie la plus nombreuse, la plus laborieuse, la plus utile de la société, ne fut point en droit de parler pour lui-même ; il fut forcé de recevoir sans murmurer les lois que quelques grands concerterent avec le souverain. Ainsi le peuple ne fut point écouté, il ne fut regardé que comme un vil amas de citoyens méprisables, indignes de joindre leurs voix à celles d’un petit nombre de seigneurs orgueilleux & ingrats, qui jouirent de leurs travaux sans s’imaginer leur rien devoir. Opprimer, piller, vexer impunément le peuple, sans que le chef de la nation pût y porter remede, telles furent les prérogatives de la noblesse, dans lesquelles elle fit consister la liberté. En effet, le gouvernement féodal ne nous montre que des souverains sans forces, & des peuples écrasés & avilis par une aristocratie, armée également contre le monarque & la nation. Ce ne fut que lorsque les rois eurent long-tems souffert des excès d’une noblesse altiere, & des entreprises d’un clergé trop riche & trop indépendant, qu’ils donnerent quelque influence à la nation dans les assemblées qui décidoient de son sort. Ainsi la voix du peuple fut enfin entendue, les lois prirent de la vigueur, les excès des grands furent reprimés, ils furent forcés d’être justes envers des citoyens jusque-là méprisés ; le corps de la nation fut ainsi opposé à une noblesse mutine & intraitable.

La nécessité des circonstances oblige les idées & les institutions politiques de changer ; les mœurs s’adoucissent, l’iniquité se nuit à elle-même ; les tyrans des peuples s’apperçoivent à la longue que leurs folies contrarient leurs propres intérêts ; le commerce & les manufactures deviennent des besoins pour les états, & demandent de la tranquillité ; les guerriers sont moins nécessaires ; les disettes & les famines fréquentes ont fait sentir à la fin le besoin d’une bonne culture, que troubloient les démélés sanglans de quelques brigands armés. L’on eut besoin de lois ; l’on respecta ceux qui en furent les interpretes, on les regarda comme les conservateurs de la sureté publi-

que ; ainsi le magistrat dans un état bien constitué,

devint un homme considéré, & plus capable de prononcer sur les droits des peuples, que des nobles ignorans & dépourvus d’équité eux-mêmes, qui ne connoissoient d’autres droits que l’épée, ou qui vendoient la justice à leurs vassaux.

Ce n’est que par des degrés lents & imperceptibles que les gouvernemens prennent de l’assiette ; fondés d’abord par la force, ils ne peuvent pourtant se maintenir que par des lois équitables qui assurent les propriétés & les droits de chaque citoyen, & qui le mettent à couvert de l’oppression ; les hommes sont forcés à la fin de chercher dans l’équité, des remedes contre leurs propres fureurs. Si la formation des gouvernemens n’eût pas été pour l’ordinaire l’ouvrage de la violence & de la déraison, on eût senti qu’il ne peut y avoir de societé durable si les droits d’un chacun ne sont mis à l’abri de la puissance qui toujours veut abuser ; dans quelques mains que le pouvoir soit placé, il devient funeste s’il n’est contenu dans des bornes ; ni le souverain, ni aucun ordre de l’état ne peuvent exercer une autorité nuisible à la nation, s’il est vrai que tout gouvernement n’ait pour objet que le bien du peuple gouverné. La moindre réflexion eût donc suffi pour montrer qu’un monarque ne peut jouir d’une puissance véritable, s’il ne commande à des sujets heureux & réunis de volontés ; pour les rendre tels, il faut qu’il assure leurs possessions, qu’il les défende contre l’opression, qu’il ne sacrifie jamais les intérêts de tous à ceux d’un petit nombre, & qu’il porte ses vues sur les besoins de tous les ordres dont son état est composé. Nul homme, quelles que soient ses lumieres, n’est capable sans conseils, sans secours, de gouverner une nation entiere ; nul ordre dans l’état ne peut avoir la capacité ou la volonté de connoître les besoins des autres ; ainsi le souverain impartial doit écouter les voix de tous ses sujets, il est également intéressé à les entendre & à remédier à leurs maux ; mais pour que les sujets s’expliquent sans tumulte, il convient qu’ils aient des représentans, c’est-à-dire des citoyens plus éclairés que les autres, plus intéressés à la chose, que leurs possessions attachent à la patrie, que leur position mette à portée de sentir les besoins de l’état, les abus qui s’introduisent, & les remedes qu’il convient d’y porter.

Dans les états despotiques tels que la Turquie, la nation ne peut avoir de représentans ; on n’y voit point de noblesse, le despote n’a que des esclaves également vils à ses yeux ; il n’est point de justice, parce que la volonté du maître est l’unique loi ; le magistrat ne fait qu’exécuter ses ordres ; le commerce est opprimé, l’agriculture abandonnée, l’industrie anéantie, & personne ne songe à travailler, parce que personne n’est sûr de jouir du fruit de ses travaux ; la nation entiere réduite au silence, tombe dans l’inertie, ou ne s’explique que par des revoltes. Un sultan n’est soutenu que par une soldatesque effrenée, qui ne lui est elle-même soumise qu’autant qu’il lui permet de piller & d’opprimer le reste des sujets ; enfin souvent ses janissaires l’égorgent & disposent de son trône, sans que la nation s’intéresse à sa chûte ou désapprouve le changement.

Il est donc de l’intérêt du souverain que sa nation soit représentée ; sa sûreté propre en dépend ; l’affection des peuples est le plus ferme rempart contre les attentats des méchans ; mais comment le souverain peut-il se concilier l’affection de son peuple, s’il n’entre dans ses besoins, s’il ne lui procure les avantages qu’il desire, s’il ne le protege contre les entreprises des puissants, s’il ne cherche à soulager ses maux ? Si la nation n’est point représentée, comment son chef peut-il être instruit de ces miseres de détail que du haut de son trône il ne voit jamais que