Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/279

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rac sur ce passage, on ne trouve que des sophismes, de la superstition, & une envie demésurée & peu refléchie de chercher une cause chimérique à la perfection de la Morale, & le mérite des œuvres : espece de fanatisme mal entendu, & qui a souvent fait illusion à cet auteur, ainsi qu’à plusieurs autres. Ils n’ont pas vu que la loi & les prophetes se réduisant,

comme notre législateur divin en convient lui-même, à la pratique de cette maxime sublime & fondamentale de la religion naturelle, & de la morale payenne, tout ce que vous voulez que l’on vous fasse, faites-le aussi aux autres. Il s’ensuit qu’on peut, en suivant cette regle invariable des actions humaines, s’acquitter de ses principaux devoirs[1], tant à l’égard de son être considéré individuellement, qu’envisagé dans ses relations externes, sans qu’il soit besoin pour cela, d’un secours étranger à la nature qui, loin d’être éternel & universel (comme beaucoup de gens prétendent qu’il devroit être, s’il étoit réel), est au contraire très-récent, & à peine avoué de la plus petite partie du monde, encore divisée en une infinité de sectes différentes qui s’anathématisent réciproquement.

Je passe vîte à une autre observation non moins importante, c’est que les peres de l’Église, les plus célebres commentateurs de l’Ecriture, & les plus grands critiques ont reconnu comme une vérité constante, que l’Evangile n’avoit rien ajouté à la morale des Payens. Le savant le Clerc, qui avoit fait toute sa vie sa principale occupation de l’étude des Ecritures, & du génie des langues dans lesquelles elles nous on été transmises, & qui joignoit à une érudition aussi immense que variée, une profonde connoissance des regles de la critique, ce guide si utile & si nécessaire dans la recherche de la vérité, le Clerc, dis-je, confirme pleinement ce sentiment ; & son autorité sur un point de cette importance, est d’un très grand poids.

« Dans le fonds, dit-il, la morale chrétienne ne differe principalement de la morale payenne, que par l’espérance assurée d’une[2] autre vie, sur

    nécessaire de s’en dépouiller entierement pour s’attacher à l’étude de la vérité & de la vertu ».

    Faisons quelques réflexions sur ce passage. 1. Je n’examine point ici si Bayle attribue quelquefois a l’Evangile des idées outrées de morale, ce n’est pas ce dont il est question maintenant ; je dis que du-moins ici l’imputation ne pouvoit être plus mal fondée ; car il est évident que le raisonnement de Bayle, bien examiné, se réduit à ceci : avant que l’Evangile eut donné aux hommes certains préceptes hypothétique & conditionnels sur l’usage qu’il faut faire des richesses, il y avoit eu des philosophes qui étoient entrés dans les vues des Apôtres, & qui avoient pratiqué leurs maximes. Or il n’y a pas un seul mot dans cette proposition qui puisse donner lieu de soupçonner ce que Barbeyrac insinue malignement, & je ne vois pas ce que cet habile homme a pu y trouver de répréhensible.

    A l’égard du second point sur lequel s’arrête sa critique, quoiqu’elle soit en apparence plus solide, & plus capable d’éblouir ceux qui n’approfondissent rien, elle n’est plus au sont moins fausse, ni moins sophistique.

    Si l’on en croit cet auteur, « il y avoit dans la conduite de ces anciens philosophes plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse ». Plus d’ostentation ; qu’en sait-il ? & sur quoi fonde-t-il une assertion aussi téméraire, aussi contraire à la charité évangélique, & aussi injurieuse à la mémoire de ces grands hommes ? A-t-il lu dans leur ame les motifs qui les ont déterminés à agir ? Ne pouvoient-ils pas être bons & honnêtes ? & quelle preuve a-t-il, & peut il donner qu’ils ne l’étoient pas ? « L’équité, dit très judicieusement Bayle, veut que l’on juge de son prochain sur ce qu’il fait & sur ce qu’il dit, & non pas sur les intentions cachées que l’on s’imagine qu’il a. Il faut laisser à Dieu le jugement de ce qui se passe dans les abysmes du cœur. Dieu seul est le scrutateur des reins & des cœurs ». Dict. crit. art. Epicure, rem. g.

    Il me suffit ici de donner à Barbeyrac cette grande & utile leçon dont il reconnoit ailleurs l’excellence. Si on veut le voir s’enferrer de sa propre épée, & prononcer lui-même sa condamnation en termes clairs & formels, on peut lire un passage de son traité du jeu, tome I. p. 76. & suiv. trop long pour pouvoir être inséré ici. Outre qu’il renferme une morale saine & pure, & qu’on ne sauroit rappeller trop souvent aux hommes à cause de l’importance & de l’utilité dont elle est dans le cours de la vie ; il est d’autant plus remarquable que, sans le savoir, ou du-moins sans paroitre le faite à dessein, Barbeyrac s’y réfute lui-même avec autant de force, d’exactitude & de précision, qu’auroit pû le faire le censeur le plus sévere, le plus éclairé, le plus éloquent, & en même tems le plus doué de cette sagacité si rare qui fait découvrir d’un coup d’œil le fort & le foible d’un système ou d’une proposition. C’est à ceux qui voudront lire ce passage avec attention à juger si, d’après les principes que cet auteur y établit touchant les jugemens qu’il faut porter des actions du prochain, il étoit en droit d’en conclure aussi affirmativement, qu’en se dépouillant de leurs biens, Anaxagore & Démocrite n’avoient agi que par ostentation.

    Mais en voilà assez sur cette matiere : examinons la suite du raisonnement de ce fier censeur, & faisons voir au lecteur impartial, qu’il n’est pas meilleur logicien que juge équitable.

    Il assure qu’il y avoit dans la conduite de ces anciens philosophes plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse. Certes l’accusation est assez grave pour devoir être prouvée avec cette évidence qui ne laisse aucune espece de doute dans l’esprit du lecteur. Voyons donc si la preuve qu’il en donne est de nature à produire ce degré de conviction. C’est dit-il, qu’on peut faire un bon usage des richesses : pour faire sentir tout le ridicule & la fausseté de cette logique, il ne faut que retourner l’argument en cette forme : puisqu’on peut faire un bon usage des richesses, & qu’il n’est nullement nécessaire de s’en dépouiller pour… &c. donc il y avoit plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse dans la conduite d’Anaxagore & de Démocrite. Or je demande s’il est possible de faire un raisonnement plus absurde & plus diamétralement opposé au bon sens le plus simple. N’est-il pas évident que quoiqu’il soit possible d’user sagement & modérément des biens de la fortune, on peut cependant s’en dépouiller entierement, sans que pour cela il y ait dans cette conduite plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu, que de véritable sagesse ; car on peut avoir de sortes raisons d’en agir ainsi, & ces motifs par lesquels on se détermine à se rendre à ces raisons peuvent être très louables. C’est ce que j’ai prouvé, ce me semble, invinciblement dans le cours de cet article. Voyez pages premieres, &c.

  1. Si je ne parle pas ici du premier commandement de la premiere table, ni de celui que notre sage législateur appelle avec raison, le premier & le plus grand de tous les commandement, ce n’est pas que je ne les regarde tous deux comme très-essentiels Mais il l’on veut y réfléchir mûrement, & les examiner en philosophe, on avouera, il je ne me trompe, que l’admission de l’un, & l’observation de l’autre, ne paroissient pas être d’une utilité & d’une nécessité si absolue, ni avoir sur les mœurs des hommes & sur leur conduite en général une influence aussi grande, aussi immédiate & aussi continuelle que la pratique habituelle de celui-ci : vous aimerez votre prochain comme vous-même : c’est à dire, vous ne ferez point aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait si vous étiez en leur place. En effet, il n’y a pas un seul instant dans la vie où ce précepte ne puisse être un guide sûr. C’est la regle universelle selon laquelle chacun de nous doit ordonner sa vie & ses mœurs : en un mot, cette maxime est une vérité palpable, & dont tous les hommes peuvent s’assurer sans peine. Mais il n’en en pas de même des deux autres commandemens : pour se convaincre de la certitude des principes sur le quels ils sont fondés, & en déduire comme conséquences nécessaires les préceptes qui en dépendent, & l’obligation de les mettre en pratique, il faut rassembler plus de faits, comparer plus d’idées, employer une suite de raisonnemens plus subtils, plus abstraits, plus métaphysiques, moins à la portée de tous les esprits, & dont les rapports, la connexion & l’évidence ne peuvent s’appercevoir que difficilement, & après un long examen : en un mot il faut des connoissances philosophiques beaucoup plus étendues qu’il n’est besoin d’en avoir pour comprendre combien est vraie & utile cette maxime que le Christ appelle la loi & les prophetes.

    Enfin comme le dit très judicieusement l’illustre Montesquieu ; « Cette loi qui en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un créateur, nous porte vers lui, est la premiere des lois naturelles par son importance, & non pas dans l’ordre de ces lois. L’homme dans l’état de nature, auroit plutôt la faculté de connoitre, qu’il n’auroit des connoissances. Il est clair que ses premieres idées ne seroient point des idées spéculatives : il songeroit à la conservation de son être avant de chercher l’origine de son être ». De l’esprit des lois, liv. I. ch. ij.

  2. Les anciens philosophes grecs & latins donnerent également à leur morale cette sanction. C’est un fait qui n’a pas besoin de preuves ; mais ce qui les différentie à cet égard des Chrétiens, c’est qu’ils ne croyoient point intérieurement l’immortalité de l’ame, ni un état futur de récompenses & de peines. Ils enseignoient cependant continuellement au peuple dans leurs écrits & dans leurs discours, ces dogmes, mais en particulier ils philosophoient sur d’autres principes.