Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/334

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car les causes qui l’avoient détruite, subsistoient toujours.

Sextus Pompée tenoit la Sicile & la Sardaigne ; il étoit maître de la mer, & il avoit avec lui une infinité de fugitifs & de proscrits, qui combattoient pour leurs dernieres espérances. Octave lui fit deux guerres très-laborieuses ; & après bien des mauvais succès, il le vainquit par l’habileté d’Agrippa. Il gagna les soldats de Lépidus, & le dépouillant de la puissance du triumvirat, il lui envia même la consolation de mener une vie obscure, & le força de se trouver comme homme privé dans les assemblées du peuple. Ensuite la bataille d’Actium se donna, & Cléopatre en fuyant, entraîna Antoine avec elle. Tant de capitaines & tant de rois, qu’Antoine avoit faits ou aggrandis, lui manquerent ; & comme si la générosité avoit été liée à l’esclavage, une simple troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque.

Auguste, c’est le nom que la flaterie donna à Octave, établit l’ordre, c’est-à-dire une servitude durable : car dans un état libre où l’on vient d’usurper la souveraineté, on appelle regle, tout ce qui peut fonder l’autorité sans bornes d’un seul ; & on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l’honnête liberté des sujets.

Tous les gens qui avoient eu des projets ambitieux, avoient travaillé à mettre une espece d’anarchie dans la république. Pompée, Crassus, & César, y réussirent à merveille ; ils établirent une impunité de tous les crimes publics ; tout ce qui pouvoit arrêter la corruption des mœurs, tout ce qui pouvoit faire une bonne police, ils l’abolirent ; & comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci travailloient à les rendre pires : ils introduisirent la coutume de corrompre le peuple à prix d’argent ; & quand on étoit accusé de brigues, on corrompoit aussi les juges : ils firent troubler les élections par toutes sortes de violences ; & quand on étoit mis en justice, on intimidoit encore les juges : l’autorité même du peuple étoit anéantie ; témoin Gabinius, qui après avoir rétabli, malgré le peuple, Ptolomée à main armée, vint froidement demander le triomphe.

Ces derniers hommes de la république cherchoient à dégoûter le peuple de son devoir, & à devenir nécessaires, en rendant extrèmes les inconvéniens du gouvernement républicain : mais lorsqu’Auguste fut une fois le maître, la politique le fit travailler à rétablir l’ordre, pour faire sentir le bonheur du gouvernement d’un seul.

Au lieu que César disoit insolemment que la république n’étoit rien, & que les paroles de lui César, étoient des lois ; Auguste ne parla que de la dignité du sénat, & de son respect pour la république. Il songea donc à établir le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possible, sans choquer ses intérêts, & il en fit un aristocratique par rapport au civil, & monarchique par rapport au militaire : gouvernement ambigu, qui n’étant pas soutenu par ses propres forces, ne pouvoit subsister que tandis qu’il plairoit au monarque, & étoit entierement monarchique par conséquent. En un mot, toutes les actions d’Auguste, tous ses réglemens tendoient à l’établissement de la monarchie. Sylla se défit de la dictature : mais dans toute la vie de Sylla au milieu de ses violences, on vit un esprit républicain ; tous ses réglemens, quoique tyranniquement exécutés, tendoient toujours à une certaine forme de république. Sylla homme emporté, menoit violemment les Romains à la liberté : Auguste rusé tyran, les conduisit doucement à la servitude. Pendant que sous Sylla, la république reprenoit des forces, tout le monde crioit à la tyrannie ; & pendant que sous Auguste la tyrannie se fortifioit, on ne parloit que de liberté.

La coutume des triomphes qui avoit tant contribué à la grandeur de Rome, se perdit sous ce prince ; ou plutôt cet honneur devint un privilége de la souveraineté. Dans le tems de la république, celui-là seul avoit droit de demander le triomphe sous les auspices duquel la guerre s’étoit faite ; or elle se faisoit toujours sous les auspices du chef, & par conséquent de l’empereur, qui étoit le chef de toutes les armées.

Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur & une garnison ; il rendit les corps des légions éternels, les plaça sur les frontieres, & établit des fonds particuliers pour les payer. Enfin, il ordonna que les vétérans recevroient leur récompense en argent, & non pas en terres.

Dion remarque très-bien, que depuis lors, il fut plus difficile d’écrire l’histoire : tout devint secret : toutes les dépêches des provinces furent portées dans le cabinet des empereurs ; on ne sut plus que ce que la folie & la hardiesse des tyrans ne voulut point cacher, ou ce que les historiens conjecturerent.

Comme on voit un fleuve miner lentement & sans bruit les digues qu’on lui oppose, & enfin les renverser dans un moment, & couvrir les campagnes qu’elles conservoient ; ainsi la puissance souveraine, sous Auguste, agit insensiblement, & renversa sous Tibere avec violence.

A peine ce prince fut monté sur le trône, qu’il appliqua la loi de majesté, non pas aux cas pour lesquels elle avoit été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine, ou ses défiances. Ce n’étoient pas seulement les actions qui tomboient dans le cas de cette loi ; mais des paroles, des signes, & des pensées mêmes : car ce qui se dit dans ces épanchemens de cœur que la conversation produit entre deux amis, ne peut être regardé que comme des pensées. Il n’y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissimulation & la tristesse du prince se communiquant par-tout, l’amitié fut regardée comme un écueil, l’ingénuité comme une imprudence, & la vertu comme une affectation qui pouvoit rappeller dans l’esprit des peuples le bonheur des tems précédens.

Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle qu’on exerce à l’ombre des lois, & avec les couleurs de la justice ; lorsqu’on va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s’étoient sauvés. Et comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué d’instrumens de sa tyrannie, Tibere trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu’il en put soupçonner.

Du tems de la république, le sénat qui ne jugeoit point en corps les affaires des particuliers, connoissoit par une délégation du peuple, des crimes qu’on imputoit aux alliés. Tibere lui renvoya de même le jugement de tout ce qui s’appelloit crime de lése-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s’exprimer ; les sénateurs alloient au-devant de la servitude, sous la faveur de Séjan ; les plus illustres d’entre eux faisoient le métier de délateurs.

Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des principaux Romains étoient immenses, quelles que fussent les voies qu’ils employoient pour les acquérir : elles furent presque toutes ôtées sous les empereurs ; les sénateurs n’avoient plus ces grands cliens qui les combloient de biens ; on ne pouvoit guere rien prendre dans les provinces que pour César, sur-tout lorsque ses procurateurs, qui étoient à-peu-près comme sont aujourd’hui nos intendans, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les dépenses subsistoient toujours ; le train de vie étoit pris, & on