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ne pouvoit plus le soutenir que par la faveur de l’empereur.

Auguste avoit ôté au peuple la puissance de faire des lois, & celle de juger les crimes publics ; mais il lui avoit laissé, ou du-moins avoit paru lui laisser, celle d’élire les magistrats. Tibere, qui craignoit les assemblées d’un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilége, & le donna au sénat, c’est-à-dire à lui-même : or on ne sauroit croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l’ame des grands. Lorsque le peuple disposoit des dignités, les magistrats qui les briguoient, faisoient bien des bassesses ; mais elles étoient jointes à une certaine magnificence qui les cachoit, soit qu’ils donnassent des jeux, ou de certains repas au peuple, soit qu’ils lui distribuassent de l’argent ou des grains. Quoique le motif fût bas, le moyen avoit quelque chose de noble, parce qu’il convient toujours à un grand homme d’obtenir par des libéralités, la faveur du peuple. Mais, lorsque le peuple n’eût plus rien à donner, & que le prince, au nom du sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda, & on les obtint par des voies indignes ; la flatterie, l’infamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.

Caligula succéda à Tibere. On disoit de lui qu’il n’y avoit jamais eu un meilleur esclave, ni un plus méchant maître ; ces deux choses sont assez liées, car la même disposition d’esprit, qui fait qu’on a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande, fait qu’on ne l’est pas moins lorsqu’on vient à commander soi-même.

Ce monstre faisoit mourir militairement tous ceux qui lui déplaisoient, ou dont les biens tentoient son avarice ; plusieurs de ses successeurs l’imiterent : nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Attribuons-en la cause à des mœurs plus douces, & à une religion plus réprimante ; de plus on n’a point à dépouiller les familles de ces sénateurs qui avoient ravagé le monde Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes, qu’elles sont plus sûres ; nous ne valons pas la peine qu’on nous ravisse nos biens.

Le petit peuple de Rome, ce que l’on appelloit plebs, ne haïssoit pas cependant les plus mauvais empereurs. Depuis qu’il avoit perdu l’empire & qu’il n’étoit plus occupé à la guerre, il étoit devenu le plus vil de tous les peuples ; il regardoit le commerce & les arts comme des choses propres aux seuls esclaves, & les distributions de blé qu’il recevoit lui faisoient négliger les terres ; on l’avoit accoutumé aux jeux & aux spectacles. Quand il n’eut plus de tribuns à écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, & son oisiveté lui en augmenta le goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla étoient regrettés du peuple, à cause de leur folie même ; car ils aimoient avec fureur ce que le peuple aimoit, & contribuoient de tout leur pouvoir & même de leur personne à ses plaisirs ; ils prodiguoient pour lui toutes les richesses de l’empire ; & quand elles étoient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissoit des fruits de la tyrannie, & il en jouissoit purement ; car il trouvoit sa sûreté dans sa bassesse. De tels gens haïssoient naturellement les gens de bien ; ils savoient qu’ils n’en étoient pas approuvés : indignés de la contradiction ou du silence d’un citoyen austere, enivrés des applaudissemens de la populace, ils parvenoient à s’imaginer que leur gouvernement faisoit la félicité publique, & qu’il n’y avoit que des gens mal intentionnés qui pussent le censurer.

Caligula étoit un vrai sophiste dans sa cruauté : comme il descendoit également d’Antoine & d’Auguste, il disoit qu’il puniroit les consuls s’ils célé-

broient le jour de réjouissance établi en mémoire de

la victoire d’Actium, & qu’il les puniroit s’ils ne le célébroient pas ; & Drusille, à qui il accorda les honneurs divins, étant morte, c’étoit un crime de la pleurer, parce qu’elle étoit déesse, & de ne la pas pleurer, parce qu’elle étoit sa sœur.

C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage ; ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il, qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce sénat n’avoit fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques uns de ses plus indignes citoyens, & s’exterminer par ses propres arrêts ? On n’éleve donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ? Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains.

Caligula ayant été tué, le sénat s’assembla pour établir une forme de gouvernement. Dans le tems qu’il délibéroit, quelques soldats entrerent dans le palais pour piller, ils trouverent dans un lieu obscur un homme tremblant de peur ; c’étoit Claude : ils le saluerent empereur. Cet empereur acheva de perdre les anciens ordres, en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice. Les guerres de Marius & de Sylla ne se faisoient que pour savoir qui auroit ce droit, des sénateurs ou des chevaliers. Une fantaisie d’un imbécille l’ôta aux uns & aux autres ; étrange succès d’une dispute qui avoit mis en combustion tout l’univers !

Les soldats avoient été attachés à la famille de César, qui étoit garante de tous les avantages que leur avoit procuré la révolution. Le tems vint que les grandes familles de Rome furent toutes exterminées par celle de César, & que celle de César, dans la personne de Néron, périt elle-même. La puissance civile qu’on avoit sans cesse abattue, se trouve hors d’état de contre-balancer la militaire ; chaque armée voulut nommer un empereur.

Galba, Othon, Vitellius ne firent que passer, Vespasien fut élu, comme eux, par les soldats : il ne songea, dans tout le cours de son regne, qu’à rétablir l’empire, qui avoit été successivement occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux, souvent imbécilles, & pour comble de malheur, prodigues jusqu’à la folie.

Tite, qui vint à succéder à Vespasien, fut les délices du peuple. Domitien fit voir un nouveau monstre, plus cruel, ou du-moins plus implacable que ceux qui l’avoient précédé, parce qu’il étoit plus timide. Ses affranchis les plus chers, &, à ce quelques-uns ont dit, sa femme même, voyant qu’il étoit aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, & qu’il ne mettoit aucunes bornes à ses méfiances, ni à ses accusations, s’en défirent. Avant de faire le coup, ils jetterent les yeux sur un successeur, & choisirent Nerva, vénérable vieillard.

Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l’histoire ait jamais parlé. Adrien, son successeur, abandonna ses conquêtes & borna l’empire à l’Euphrate.

Dans ces tems-là, la secte des stoïciens s’étendoit & s’accréditoit de plus en plus. Il sembloit que la nature humaine eût fait un effort pour produire d’elle-même cette secte admirable, qui étoit comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n’a jamais vus.

Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien n’est capable de faire oublier le premier Anto-