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Sozomène (Hermias), savant historien ecclésiastique du cinquieme siecle, étoit natif de Salamine dans l’île de Cypre. Il fréquenta long-tems le barreau à Constantinople, & mourut vers l’an 450 de J. C. Il nous reste de lui une histoire ecclésiastique en grec, depuis l’an 324 jusqu’à l’an 439. On trouve dans cette histoire imprimée au louvre, l’usage & les particularités de la pénitence publique dans les premiers siecles de l’église.

Mais c’est dans l’île de Salamine du golfe Saronique, qu’Euripide vit le jour l’an premier de la soixante-quinzieme olympiade, un peu avant que Xerxès entrât dans l’Attique. Qu’importe de rechercher s’il étoit noble ou roturier, puisque le génie annoblit tout ? Il apprit la rhétorique sous Prodicus, la morale sous Socrate ou sous un autre philosophe, & la physique sous Anaxagoras ; & quand il eut vû les persécutions qu’Anaxagoras souffrit pour avoir dogmatisé contre l’opinion populaire, il s’appliqua tout entier à la poésie dramatique, & y excella. Il étoit alors âgé de dix-huit ans. Que ceci ne nous porte point à croire qu’il négligea dans la suite de sa vie l’étude de la morale & de la physique : ses ouvrages témoignent tout le contraire ; & même il fit souvent paroître dans ses pieces, qu’il suivoit les opinions de son maître Anaxagoras.

Il composa un grand nombre de tragédies qui furent fort estimées & pendant sa vie & aprés sa mort ; l’on peut citer de bons juges, qui le regardent comme le plus accompli de tous les poëtes tragiques. Il fut nommé le philosophe du théatre par les Athéniens. Vitruve le dit positivement. Origene, Clément d’Alexandrie & Eusebe, le témoignent aussi.

Je n’ignore pas que les critiques sont fort partagés sur la primauté d’Eschyle, de Sophocle, & d’Euripide. Chacun de ces poëtes a des partisans qui lui donnent la premiere place ; il se trouve aussi des connoisseurs qui ne veulent rien décider : Quintilien semble choisir ce parti ; cependant il est aisé de voir qu’à tout prendre il donne le prix à Euripide. Des modernes ont dit assez bien, sans juger ce grand procès, que Sophocle représente les hommes tels qu’ils devroient être, mais qu’Euripide les peint tels qu’ils sont. Si le dernier n’a pas égalé Sophocle dans la majesté & dans la grandeur, il a compensé cela par tant d’autres perfections, qu’il peut aspirer au premier rang.

Ceux qui croient que si les poëtes de Rome n’ont guere parlé d’Euripide, c’est à cause que les syllabes de son nom n’avoient pas la quantité qui pouvoit le rendre propre à entrer dans les vers latins, donnent une conjecture fort vraissemblable. Le dieu même de la poésie, l’Apollon de Delphes, fut contraint de céder aux loix de la quantité : il ne trouva point d’autre expédient que de renoncer au vers hexametre, & de répondre en vers iambiques, quand il fallut nommer Euripide ; de sorte que s’il n’eût su faire que des vers hexametres, il auroit fallu qu’il eût supprimé la sentence définitive qui régla le rang entre trois illustres personnages. Voici cette sentence célebre, que Suidas nous a conservée, au mot σοφός.

Σοφὸς Σοφοκλῆς, σοφώτερος δ’ Εὐριπίδης.
Ἀνδρῶν ἁπάντων Σωκράτης σοφώτατος.

Ces deux vers iambiques signifient : « Sophocle est sage, Euripide l’est encore plus ; mais le plus sage de tous les hommes c’est Socrate ». C’est ainsi que la prêtresse de Delphes se vit obligée de déroger à la coutume d’user de l’hexametre, parce que la nécessité n’a point de loi. Euripide & Socrate sont deux noms qui ne quadrent point au vers héroïque, les muses en corps ne sauroient les y ployer. Qu’on aille dire après cela qu’il importe peu d’avoir un tel nom plûtôt qu’un autre. Voilà Euripide qui a eu peut-être

plus de part à l’admiration de Virgile & à celle des autres poëtes de la cour d’Auguste, que Sophocle ; le voilà, dis-je, dépouillé de cet avantage, parce qu’ils n’ont pu faire entrer son nom dans leurs hexametres, & qu’à cause de cette impossibilité, il a fallu immortaliser à son préjudice ceux qu’on croyoit au-dessous de lui : mais les lois de la prosodie les gouvernoient. Voilà un de ces combats de la raison & de la rime, dont M. Despréaux a si bien parlé. Joignez-y cette exclamation de MM. de Port-Royal. « Combien la rime a-t-elle engagé de gens à mentir » !

Tout le monde sait le service singulier que les vers d’Euripide rendirent une fois aux soldats d’Athènes. L’armée des Atheniens commandée par Nicias, éprouva dans la Sicile tout ce que la mauvaise fortune peut faire sentir de plus funeste. Les vainqueurs abuserent de leur avantage avec la derniere cruauté ; mais quelque durement qu’ils traitassent les soldats athéniens, ils firent cent honnêtetés à tous ceux qui pouvoient leur réciter des vers d’Euripide. Plusieurs qui après s’être sauvés de la bataille ne savoient que devenir & erroient de lieu en lieu, trouverent une ressource en chantant les vers de ce poëte.

Ce fut sans doute un très-grand plaisir à Euripide, que de voir venir chez lui plusieurs de ces malheureux, pour lui témoigner leur reconnoissance de ce que ses vers leur avoient sauvé la vie & la liberté.

Les Siciliens donnerent une autre marque bien éclatante de leur estime pour Euripide. Un bâtiment caunien poursuivi par des pirates, tâchoit de se sauver dans quelque port de Sicile, & ne put en obtenir la permission qu’après qu’on eût su qu’il y avoit des personnes sur ce bâtiment qui savoient des vers d’Euripide : il ne faut pas oublier qu’on leur demanda s’ils en savoient. Cette seule question signifie plus que je ne saurois exprimer.

Euripide, dit M. le Fevre, devoit être touché d’un sentiment de gloire bien doux, quand il voyoit chaque jour quelques-uns de ces misérables qui le venoient remercier comme leur libérateur, & lui dire que ses vers avoient changé leur mauvais destin, & leur avoient plus servi que s’ils avoient eu un passeport signé de la main des cinq éphores & des deux rois de Lacédémone. C’étoit donc un grand & glorieux poëte qu’Euripide : mais que dirons-nous des Siciliens de ce tems-là ? N’étoit-ce pas d’honnêtes gens ? Le mal est qu’un si bel exemple n’a point eu de suite, & qu’aujourd’hui telles histoires ne passeroient en France que pour des contes de la vieille Grece, que l’on a toujours appellée mensongere.

Quoique les pieces d’Euripide aient joui d’une approbation merveilleuse, néanmoins elles remporterent le prix assez rarement. De 92 tragédies qu’il avoit faites, il n’y en eut que cinq de couronnées ; la cabale & l’intrigue, dit Varron, décidoient alors du sort des pieces. On peut voir dans Elien, var. histor. liv. II. c. viij. quelle est son indignation contre un certain Xénocles qui fut préféré à Euripide dans un combat de quatre pieces contre quatre pieces, lorsqu’on célébra la quatre-vingtieme olympiade.

L’émulation, & finalement l’inimitié qui s’éleva entre lui & le grand Sophocle, lui causa peut-être moins de chagrin que les satyres & les railleries d’Aristophane, qui se plaisoit à le maltraiter dans ses comédies ; mais Socrate n’assistoit qu’aux seules pieces d’Euripide.

S’il a introduit sur la scene quelques femmes très méchantes, il y a introduit aussi des héroïnes, & il a parlé honorablement du sexe en plusieurs rencontres ; mais cela n’effaçoit point la note des médisances d’Aristophane, qui faisant semblant de prendre parti pour le beau sexe contre Euripide, a lui-même plus outragé les femmes que ne l’avoit fait le poëte de Salamine.