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Le mot science pris dans le sens qu’on vient de dire est opposé à doute ; & l’opinion tient le milieu entre les deux.

Les sceptiques nient qu’il soit possible d’avoir la science sur rien, c’est-à-dire qu’il y ait rien sur quoi on puisse arriver à un degré de connoissance capable de produire une conviction entiere.

La science se partage en quatre branches, qui sont l’intelligence, la sagesse, la prudence & l’art.

L’intelligence consiste dans la perception intuitive du rapport de convenance ou de disconvenance qui se trouve entre deux idées ; telle est la science de Dieu, telle est la connoissance que nous avons des premiers principes.

La sagesse s’éleve toujours aux vues générales, & ne considere dans les êtres que les rapports qu’ils ont les uns avec les autres, pour en tirer des conclusions universelles. Les êtres spirituels sont aussi de son ressort.

La prudence s’applique à former les mœurs à l’honnêteté, conformément à des regles éternelles & immuables. On l’appelle dans les écoles, habitus verâ cum ratione activus.

L’art donne des regles sûres & immanquables pour bien raisonner. On le définit dans les écoles, habitus verâ cum ratione effectivus.

Sciences, (Connoissances humaines.) je dirai peu de chose des sciences, non pas qu’elles ne fassent la partie la plus importante de l’Encyclopédie, mais parce qu’on a exposé profondément leur origine, leur nature, leurs progrès, leur enchaînement dans la belle préface de cet ouvrage.

Il est certain que les sciences sont l’ouvrage des plus grands génies. C’est par elles que l’immensité de la nature nous est dévoilée ; ce sont elles qui nous ont appris les devoirs de l’humanité, & qui ont arraché notre ame des ténebres pour leur faire voir, comme dit Montaigne, toutes choses hautes & basses, premieres, dernieres & moyennes ; ce sont elles enfin qui nous font passer un âge malheureux sans déplaisir & sans ennui. « Illustre Memmius, celui-là fut un dieu qui trouva l’art de vivre auquel on donne le nom de sagesse ».

Telle est aujourd’hui la variété & l’étendue des sciences, qu’il est nécessaire pour en profiter agréablement, d’être en même tems homme de lettres. D’ailleurs les principes des sciences seroient rebutans, si les belles lettres ne leur prêtoient des charmes. Les vérités deviennent plus sensibles par la netteté du style, par les images riantes, & par les tours ingénieux sous lesquels on les présente à l’esprit.

Mais si les belles-lettres prêtent de l’agrément aux sciences, les sciences de leur côté sont nécessaires pour la perfection des belles-lettres. Quelque soin qu’on prît de polir l’esprit d’une nation, si les connoissances sublimes n’y avoient accès, les lettres condamnées à une éternelle enfance, ne feroient que bégayer. Pour les rendre florissantes, il est nécessaire que l’esprit philosophique, & par conséquent les sciences qui le produisent, se trouvent, sinon dans l’homme de lettres lui-même, du-moins dans le corps de la nation, & qu’elles y donnent le ton aux ouvrages de littérature.

Socrate qui mérita le titre de pere de la philosophie, cultivoit aussi l’éloquence & la poésie. Xénophon son disciple sut allier dans sa personne l’orateur, l’historien & le savant, avec l’homme d’état, l’homme de guerre, & l’homme du monde. Au seul nom de Platon toute l’élévation des sciences, & toute l’aménité des lettres se présentent à l’esprit. Aristote, ce génie universel, porta la lumiere dans tous les genres de littérature, & dans toutes les parties des sciences. Alexandre lui écrivoit, qu’il aimeroit beaucoup mieux être comme lui au-dessus des autres hom-

mes par l’étendue de ses lumieres, que par celle du

pouvoir dont Dieu l’avoit comblé. Eratosthène traita dans des volumes immenses, presque tout ce qui est du ressort de l’esprit humain, la grammaire, la poésie, la critique, la chronologie, l’histoire, la mythologie, les antiquités, la philosophie, la géométrie, l’astronomie, la géographie, l’agriculture, l’architecture, & la musique.

Lucrece employa les muses latines à chanter des matieres philosophiques. Varron, le plus savant des Romains, partageoit son loisir entre la philosophie, l’histoire, l’étude des antiquités, les recherches de la grammaire & les délassemens de la poésie. Brutus étoit philosophe, orateur, & possédoit à fond la jurisprudence. Cicéron qui porta jusqu’au prodige l’union de l’éloquence & de la philosophie, déclaroit que s’il avoit un rang parmi les orateurs de son tems, il en étoit plus redevable aux promenades du portique, qu’aux écoles des rhéteurs. Combien d’autres exemples ne pourrai-je pas tirer des siecles reculés ? On ne pensoit point alors que les sciences fussent incompatibles dans une même personne, avec une érudition fleurie, avec l’étude de la politique, avec le génie de la guerre ou du barreau. On jugeoit plutôt que la multitude des talens étoit nécessaire pour la perfection de chaque talent particulier, & cette opinion étoit vérifiée par le succès.

Le même tems qui vit périr Rome, vit périr les sciences. Elles furent presque oubliées pendant douze siecles, & durant ce long intervalle, l’Europe demeura plongée dans l’esclavage & la stupidité. La superstition, née de l’ignorance, la reproduisit nécessairement, tout tendit à éloigner le retour de la raison & du goût. Aussi fallut-il au genre humain pour sortir de la barbarie, une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nouvelle. L’empire grec étant détruit, sa ruine fit refleurir en Europe le peu de connoissances qui restoient encore au monde. Enfin par l’invention de l’Imprimerie, la protection des Médicis, de Jules II. & de Léon X. les Muses revinrent de leur long évanouissement, & recommencerent à cultiver leurs lauriers flétris. De dessous les ruines de Rome, se releva son ancien génie, qui secouant la poussiere, montra de nouveau sa tête respectable. La scuplture & les beaux-arts ses aimables sœurs ressusciterent, & les blocs de marbre reprirent une nouvelle vie. Les temples réédifiés, Raphaël peignit, & Vida, sur le front duquel croît le laurier du poëte & le lierre du critique, écrivit avec gloire. Nous devons tout à l’Italie ; c’est d’elle que nous avons reçu les sciences & les beaux-arts, qui depuis ont fructifié presque dans l’Europe entiere.

L’étude des langues & de l’histoire abandonnée par nécessité dans les siecles de ténebres, sut la premiere à laquelle on se livra. L’impression ayant rendu communs les ouvrages des Grecs & des Romains, on dévora tout ce qu’ils nous avoient laissé dans chaque genre ; on les traduisit, on les commenta, & par une espece de reconnoissance, on se mit à les adorer, sans connoître assez leur véritable mérite ; mais bien-tôt l’admiration se montra plus éclairée, & l’on sentit qu’on pouvoit transporter dans les langues vulgaires les beautés des anciens auteurs ; enfin on tâcha de les imiter, & de penser d’après soi. Alors on vit éclôre, presque en même tems, tous les chefs-d’œuvres du dernier siecle, en éloquence, en histoire, en poésie, & dans les différens genres de littérature.

Mais tandis que les arts & les belles-lettres étoient en honneur, il s’en falloit beaucoup que la philosophie triomphât, tant la scholastique nuisoit à l’avancement de ses progrès. De plus, quelques théologiens puissans craignirent, ou parurent craindre les coups qu’une aveugle philosophie pouvoit porter au