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le d’une nation particuliere : la discussion de ces détails nous doit être assez indifférente. Il nous suffit de savoir que par le nom de sibylle, on designoit des femmes qui sans être prêtresses, & sans être attachées à un oracle particulier, annonçoient l’avenir & se disoient inspirées. Différens pays & différens siecles avoient eu leurs sibylles ; on conservoit les prédictions qui portoient leurs noms, & l’on en formoit des recueils.

Le plus grand embarras où se sont trouvés les anciens, c’est d’expliquer par quel heureux privilege il s’est trouvé des sibylles qui avoient le don de prédire l’avenir. Les Platoniciens en ont attribué la cause à l’union intime que la créature parvenue à un certain degré de perfection, pouvoit avoir avec la divinité. D’autres rapportoient cette vertu divinatrice des sibylles, aux vapeurs & aux exhalaisons des cavernes qu’elles habitoient. D’autres encore attribuoient l’esprit prophétique des sibylles à leur humeur sombre & mélancolique, ou à quelque maladie singuliere. S. Jérome a soutenu que ce don étoit en elles la récompense de leur chasteté ; mais il y en a du moins une très-célebre qui se vante d’avoir eu un grand nombre d’amans, sans avoir été mariée :

Mille mihi lecti, connubia nulla fuere.

Il eût été plus court & plus sensé à S. Jérome, & aux autres PP. de l’Eglise, de nier l’esprit prophétique des sibylles, & de dire qu’à force de proférer des prédictions à l’aventure, elles ont pu rencontrer quelquefois ; sur-tout à l’aide d’un commentaire favorable, par lequel on ajustoit des paroles dites au hasard, à des faits qu’elles n’avoient jamais pu prévoir.

Le singulier, c’est qu’on recueillît leurs prédictions après l’événement, & qu’on les mît en vers, quoiqu’il n’y ait pas la moindre apparence qu’elles aient jamais prophétisé de cette maniere ; outre qu’elles ont vécu dans des tems différens, & dans des pays éloignés les uns des autres. Cependant il se trouva une collection de leurs prophéties du tems de Tarquin le Superbe, & ce fut une vieille femme qui lui fit présent de ce recueil en neuf livres, qu’on nomma livres sibyllins, & qu’il déposa dans un sousterrein du temple de Junon au Capitole. Voyez-en toute l’histoire au mot Sibyllins livres, (Antiq. rom.)

Quant aux autres vers sibyllins rédigés en huit livres, & qui sont visiblement un ouvrage du ij. siecle de J. C. voyez Sibyllins livres (Hist. ecclés.) Cette nouvelle collection est le fruit de la pieuse fraude de quelques chrétiens platoniciens, plus zélés qu’habiles ; ils crurent en la composant, prêter des armes à la religion chrétienne, & mettre ceux qui la défendoient en état de combattre le Paganisme avec le plus grand avantage : comme si la vérité avoit besoin du mensonge pour triompher de l’erreur.

Enfin il y a eu trois collections de vers sibyllins, sans parler de celles que pouvoient avoir quelques particuliers. La premiere, achetée par Tarquin, contenoit trois livres ; la seconde fut compilée après l’incendie du capitole, mais on ignore combien de livres elle contenoit ; la troisieme est celle que nous avons en huit livres, & dans laquelle il n’est pas douteux que l’auteur n’ait inséré plusieurs prédictions de la seconde.

Mais pour revenir aux sibylles de l’antiquité, il est trop curieux de connoître la maniere dont elles prophétisoient pour n’en pas rendre compte au lecteur. Comme la Pythie de Delphes rendoit quelquefois ses oracles de vive voix, la fameuse sibylle de Cumes en Italie, rendoit aussi quelquefois les siens de la même maniere ; c’est Virgile, soigneux observateur du costume, qui nous l’apprend. Helenus dit à Enée, en lui conseillant de consulter cette sibylle quand il

seroit arrivé en Italie, de la prier de ne point écrire ses prédictions sur des feuilles d’arbres, mais de les lui apprendre d’une autre façon : ce qu’Enée exécute à la lettre lorsqu’il va la consulter.

Foliis tantum ne carmina manda,
Ne turbata volent rapidis ludibria ventis,
Ipsa canas, oro.

Enéïd. lib. VI. vers. 74.

La Pythie, après avoir demeuré quelque tems sur le trépié, entroit en fureur, & dans le transport qui l’agitoit elle rendoit ses oracles ; la sibylle étoit saisie des mêmes fureurs lorsqu’elle débitoit ses prédictions.


Subito non vultus, non color unus,
Non comptæ mansêre comæ, sed pectus anhelum,
Et rabie fera corda tument, majorque videri ;
Nec mortale sonans, afflata est numine quando
Jam propiore dei. Ibid. v. 48.

C’est-là que Rousseau a puisé ces vives idées.


Ou tel que d’Apollon le ministre terrible,
Impatient du dieu dont le souffle invincible,
Agite tous ses sens,
Le regard furieux, la tête échevelée,
Du temple fait mugir la demeure ébranlée
Par ses cris impuissans.

Des prêtres établis à Delphes avoient soin de recueillir ce que la Pythie prononçoit dans sa fureur, & le mettoient en vers. Il y a bien de l’apparence qu’on faisoit à peu près de même des réponses de la sibylle, puisque toutes celles que l’antiquité nous a transmises sont aussi en vers.

On sait que les oracles se rendoient de différentes autres manieres, ou en songes, ou dans des billets cachetés, &c. La sibylle de Cumes annonçoit les siens d’une façon singuliere, dont Virgile nous a instruits. Elle les écrivoit sur des feuilles d’arbres qu’elle arrangeoit à l’entrée de sa caverne, & il falloit être assez habile & assez prompt pour prendre ces feuilles dans le même ordre où elle les avoit laissées ; car si le vent, ou quelqu’autre accident les avoit dérangées, tout étoit perdu, & on étoit obligé de s’en retourner sans espérer d’autre réponse.


Rupe sub imâ
Fata canit, foliisque notas & nomina mandat.
Quæcumque in foliis descripsit carmina virgo,
Digerit in numerum, atque antro seclusa relinquit.
Illa manent immota locis, neque ab ordine cedunt.
Verùm eadem verso tenuis cum cardine ventus
Impulit, & teneras turbavit janua frondes,
Numquam deinde cavo volitantia prendere saxo,
Nec revocare situs, aut jungere carmina curat.
Inconsulti abeunt, sedemque odêre
sibyllæ.

Eneïd. lib. III. vers 443.

« Au fond d’une grotte, près du port de Cumes, est la sibylle qui annonce aux humains les secrets de l’avenir ; elle écrit ses oracles sur des feuilles volantes, qu’elle arrange dans sa caverne, où ils restent dans l’ordre qu’il lui a plu de leur donner. Mais il arrive quelquefois que le vent, lorsqu’on en ouvre la porte, dérange les feuilles ; la sibylle dédaigne alors de rassembler ces feuilles éparses dans sa caverne, & néglige de rétablir l’ordre des vers ».

Virgile a suivi l’ancienne tradition qu’on trouve dans Varron, & que Servius a confirmée. Au reste, rien n’étoit plus célebre en Italie que l’antre où cette sibylle avoit rendu ses oracles. Aristote en parle comme d’un lieu très-curieux ; & Virgile en fait une description magnifique. La religion avoit consacré cette caverne, on en avoit fait un temple.

Les Romains avoient presque pour les sibylles el-