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Cette fixation qui ne concerne précisément que la quantité de soie pour ce genre d’étoffe, démontre assez que les fabricateurs des deux réglemens qu’on vient de citer, n’étoient pas des plus intelligens, puisque d’un côté, la quantité de soie qu’ils admettent est insuffisante, & de l’autre, qu’ils ne font aucune mention de la qualité, qui est aussi essentielle que la quantité même.

L’art. 1. du réglement du 8 Avril 1724, pour la manufacture de Turin, tiré du réglement de celle de Gènes, veut que les damas soient faits avec une chaîne de 96 portées de 80 fils chacune, & avec un peigne de 24 portées, pour qu’il se trouve 8 fils par chaque dent de ce peigne, & qu’il ne soit employé à l’ourdissage des damas que des organsins du poids de 6 octaves (6 octaves sont 18 deniers poids de marc), chaque raz (un raz fait demi-aune de France), au moins, étant teints, ce qui vaut autant pour le poids qu’une once & demie chaque aune de la chaîne pour ceux qui s’ourdissent en France.

Les Piémontois ont eu soin de fixer le nombre des portées par rapport à la quantité de soie dans leurs damas, de même que les poids par rapport à la qualité, & n’ont pas oublié de faire ordonner que les peignes pour la fabrication de ce genre d’étoffe fussent composés d’un nombre de portées proportionné à la quantité de la soie, & ne continssent que 8 fils chaque dent.

La fixation du poids seroit inutile si le nombre des portées n’étoit pas désigné, parce qu’on pourroit mettre moins de portées & un organsin plus gros, s’il n’étoit question que de la qualité, afin que le même poids se trouvât toujours à la chaîne, en conformité du réglement ; ce qui contribueroit à une défectuosité d’autant plus grande, qu’il n’est personne qui ne sache que ce n’est pas le fil le plus gros & le plus pesant qui fait la plus belle toile, mais bien le plus fin & le plus léger, la quantité nécessaire supposée complette.

Les Génois mettent 100 portées aux moindres damas meubles de leurs fabriques, & un peigne de 25 portées pour faire également le nombre complet de 8 fils chaque dent ; ce qui doit immanquablement faire une étoffe plus parfaite que si elle ne contenoit que 90 portées, comme il est ordonné par les réglemens de 1737 & 1744, concernant les manufactures de Lyon.

La quantité des portées prescrite pour les damas de Turin & de Gènes, étant supérieure à celle qui est prescrite pour ceux qu’on fait en France, il est évident que leurs étoffes doivent surpasser ces dernieres ; ce n’est pas encore assez pour leur perfection, ces étrangers veulent aussi que le poids de leur chaîne soit fixé, crainte qu’un organsin trop fin n’altérât la qualité de l’étoffe ne garnissant pas assez ; ce que tous nos fabricateurs de réglemens n’ont pas su imaginer, quoiqu’ils se soient attachés à des minuties infiniment au-dessous de ce que demande le damas pour qu’il soit parfait.

Si un organsin extraordinairement fin peut rendre le damas défectueux, quoique le nombre des portées soit complet, un organsin extraordinairement gros ne le rendra pas parfait ; il faut une matiere proportionnée à l’étoffe pour laquelle elle est destinée ; de façon que si un organsin trop fin fait paroître l’étoffe affamée ou peu garnie, celui qui est trop gros fera paroître un satin rude & sec, au-lieu d’être doux & velouté, comme il faut qu’il soit pour que l’étoffe soit en qualité.

Les Génois fabriquent encore des damas pour meubles, qui sont les plus parfaits qu’on puisse faire en ce genre ; ils sont composés de 120 portées, & faits avec un peigne de trente portées, pour avoir, à l’ordinaire, 8 fils par dent. Ces damas ne sont distin-

gués des ordinaires de 100 portées que par la lisiere

ou cordon qu’ils appellent cimossa, laquelle est faite en gros-de-tours, non en taffetas, c’est-à-dire que les deux coups de la navette, dont la trame sert à former l’étoffe, qui sont passés à chaque lac, passent pour le cordon sous un même pas, & forment un parfait gros-de-tours & une belle lisiere ; ce qui sert à les distinguer des damas ordinaires.

Cette façon de faire la lisiere ou cordon du damas en gros-de-tours, aussi-bien que la cordeline, est si ingénieuse, qu’on ose soutenir que de cinq ou six mille maîtres fabriquans qui sont à Lyon, il n’en est pas peut-être dix qui sur le champ soient en état de démontrer de quelle façon peut être faite une chose aussi singuliere, pas même encore en leur donnant le tems de l’étudier. Ce sont cependant des paysans très grossiers qui font de telles étoffes, aussi-bien que les velours.

A l’égard de la façon dont les damas sont travaillés à Gènes, elle est différente de celle de France.

Toutes les chaînes des étoffes façonnées qui se font ou fabriquent à Lyon, ne reçoivent l’extension forte qu’elles doivent avoir pendant le cours de leur fabrication, qu’au moyen d’une grosse corde, laquelle étant arrêtée par un bout au pié du métier, fait ensuite trois ou quatre tours au-tour du rouleau sur lequel la chaîne est pliée, & ayant son autre bout passé dans un valet, ou espece de bascule de la longueur d’un pié & plus ou moins, dont une partie taillée en demi-rond enveloppe ce même rouleau sur lequel il est posé horisontalement, on accroche à son extrémité un poids d’une grosseur proportionnée, & selon qu’exige la longueur de la bascule qui tient le rouleau arrêté ; de façon que pour tenir la chaîne tendue il faut tourner le rouleau opposé sur lequel l’étoffe se roule à mesure qu’on la travaille, & au moyen d’une roue ou roulette de fer, taillée comme une roue à rochet d’une pendule, dans les dents de laquelle accroche un fer courbé pour entrer dans chacune de la roulette, & la retenir ; à mesure qu’on tourne le rouleau de devant, auquel est attaché & placé quarrément la roulette en question, on fait devider le rouleau de derriere, & la chaîne se trouve toujours tendue.

Cette façon de tenir tendue la chaîne des étoffes façonnées est très-commode, principalement pour les riches, qui demandent une extension continuelle de la chaîne, par rapport à cette quantité de petites navettes ou espolins, qui ne pourroient pas se soutenir sur l’étoffe si la piece étoit lâche ; mais elle est sujette à un inconvénient auquel on ne sauroit parer, en ce que les grandes secousses que la tire occasionne pendant le travail de l’étoffe, jointes aux coups de battant, & à la liberté que le bascule donne au rouleau de derriere de devider, font toujours lâcher un peu plus, un peu moins la chaîne, laquelle par conséquent perdant une partie de son extension, la fait perdre également à l’étoffe fabriquée. De-là vient le défaut ordinaire des damas de Lyon de paroître froissés dans des certains endroits si-tôt qu’ils sont hors du rouleau, ce qui s’appelle gripper, dans le langage de la fabrique de Lyon, défaut qui ne se trouve point dans les damas de Gènes, ou autres d’Italie, parce qu’ils sont travaillés différemment.

Les Génois n’ont ni corde, ni bascule, ni roulette de fer attachée à l’ensuple ou rouleau de devant, pour tenir tendues les chaînes de leurs étoffes ; ils se servent seulement de deux chevilles de bois, dont la premiere de deux piés de longueur environ, étant passée dans un trou de deux pouces en quarré, fait au rouleau de devant, qui pour cet effet est percé en croix en deux endroits de part en part, est attachée par le bout à une corde qui tient au pié du métier de devant.