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de la conscience : ces deux jurisdictions doivent toujours être séparées ; elles ne peuvent empiéter l’une sur l’autre, qu’il n’en résulte des maux infinis.

II. En effet le salut des ames n’est confié au magistrat ni par la loi révélée, ni par la loi naturelle, ni par le droit politique. Dieu n’a jamais commandé que les peuples fléchissent leur conscience au gré de leurs monarques, & nul homme ne peut s’engager de bonne foi à croire & à penser comme son prince l’exige. Nous l’avons déja dit : rien n’est plus libre que les sentimens ; nous pouvons extérieurement & de bouche acquiescer aux opinions d’un autre, mais il nous est aussi impossible d’y acquiescer intérieurement & contre nos lumieres, que de cesser d’être ce que nous sommes. Quels seroient d’ailleurs les droits du magistrat ? la force & l’autorité ? mais la religion se persuade & ne se commande pas. C’est une vérité si simple, que les apôtres même de l’intolérance n’osent la désavouer lorsque la passion ou le préjugé féroce cesse d’offusquer leur raison. Enfin si dans la religion la force pouvoit avoir lieu ; si même (qu’on nous permette cette absurde supposition) elle pouvoit persuader, il faudroit, pour être sauvé, naître sous un prince orthodoxe, le mérite du vrai chrétien seroit un hasard de naissance : il y a plus, il faudroit varier sa croyance pour la conformer à celle des princes qui se succedent, être catholique sous Marie, & protestant sous Elisabeth ; quand on abandonne une fois les principes, on ne voit plus où arrêter le mal.

III. Expliquons-nous donc librement, & empruntons le langage de l’auteur du contrat social. Voici comme il s’explique sur ce point. « Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets, ne passe point les bornes de l’utilité publique ; les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions, qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l’état que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent l’état, ni ses membres, qu’autant qu’ils se rapportent à la société. Il y a une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentimens de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen, ni sujet fidele, sans pouvoir obliger personne à les croire ; il peut bannir de l’état quiconque ne les croit pas, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincerement les lois de la justice, & d’immoler au besoin sa vie à son devoir ».

IV. On peut tirer de ces paroles ces conséquences légitimes. La premiere, c’est que les souverains ne doivent point tolérer les dogmes qui sont opposés à la société civile ; ils n’ont point, il est vrai, d’inspection sur les consciences, mais ils doivent réprimer ces discours téméraires qui pourroient porter dans les cœurs la licence & le dégoût des devoirs. Les athées en particulier, qui enlevent aux puissans le seul frein qui les retienne, & aux foibles leur unique espoir, qui énerve toutes les lois humaines en leur ôtant la force qu’elles tirent d’une sanction divine, qui ne laissent entre le juste & l’injuste qu’une distinction politique & frivole, qui ne voient l’opprobre du crime que dans la peine du criminel : les athées, dis-je, ne doivent pas réclamer la tolérance en leur faveur ; qu’on les instruise d’abord, qu’on les exhorte avec bonté ; s’ils persistent, qu’on les réprime, enfin rompez avec eux, bannissez-les de la société, eux-mêmes en ont brisé les liens. 2°. Les souverains doivent s’opposer avec vigueur aux entreprises de ceux qui couvrant leur avidité du prétexte

de la religion, voudroient attenter aux biens ou des particuliers, ou des princes mêmes. 3°. Sur-tout qu’ils proscrivent avec soin ces sociétés dangereuses, qui soumettant leurs membres à une double autorité, forment un état dans l’état, rompent l’union politique, relâchent, dissolvent les liens de la patrie pour concentrer dans leur corps leurs affections & leurs intérêts, & sont ainsi disposés à sacrifier la société générale à leur société particuliere. En un mot, que l’état soit un, que le prêtre soit avant tout citoyen ; qu’il soit soumis, comme tout autre, à la puissance du souverain, aux lois de sa patrie ; que son autorité purement spirituelle se borne à instruire, à exhorter, à prêcher la vertu ; qu’il apprenne de son divin maître que son regne n’est pas de ce monde ; car tout est perdu, si vous laissez un instant dans la même main le glaive & l’encensoir.

Regle générale. Respectez inviolablement les droits de la conscience dans tout ce qui ne trouble point la société. Les erreurs spéculatives sont indifférentes à l’état ; la diversité des opinions régnera toujours parmi des êtres aussi imparfaits que l’homme ; la vérité produit les hérésies comme le soleil des impuretés & des taches : n’allez donc pas aggraver un mal inévitable, en employant le fer & le feu pour le déraciner ; punissez les crimes ; ayez pitié de l’erreur, & ne donnez jamais à la vérité d’autres armes que la douceur, l’exemple, & la persuasion. En fait de changement de croyance, les invitations sont plus fortes que les peines ; celles-ci n’ont jamais eu d’effet que comme destruction.

V. A ces principes, on nous opposera les inconvéniens qui résultent de la multiplicité des religions, & les avantages de l’uniformité de croyance dans un état. Nous répondrons d’abord avec l’auteur de l’Esprit des Lois, « que ces idées d’uniformité frappent infailliblement les hommes vulgaires, parce qu’ils y trouvent un genre de perfection qu’il est impossible de n’y pas découvrir, les mêmes poids dans la police, les mêmes mesures dans le commerce, les mêmes lois dans l’état, la même religion dans toutes ses parties ; mais cela est-il toujours à propos, & sans exception ? le mal de changer est-il toujours moins grand que le mal de souffrir ? & la grandeur du génie ne consisteroit-elle pas mieux à savoir dans quels cas il faut de l’uniformité, & dans quels cas il faut des différences ». En effet, pourquoi prétendre à une perfection incompatible avec notre nature ? la diversité des sentimens subsistera toujours parmi les hommes ; l’histoire de l’esprit humain en est une preuve continuelle ; & le projet le plus chimérique seroit celui de ramener les hommes à l’uniformité d’opinions. Cependant, dites-vous, l’intérêt politique exige qu’on établisse cette uniformité ; qu’on proscrive avec soin tout sentiment contraire aux sentimens reçus dans l’état, c’est à-dire, qu’il faut borner l’homme à n’être plus qu’un automate, à l’instruire des opinions établies dans le lieu de sa naissance, sans jamais oser les examiner, ni les approfondir, à respecter servilement les préjugés les plus barbares, tels que ceux que nous combattons. Mais que de maux, que de divisions n’entraîne pas dans un état la multiplicité de la religion ? L’objection se tourne en preuve contre vous, puisque l’intolérance est elle-même la source de ces malheurs ; car si les partis différens s’accordoient un mutuel support, & ne cherchoient à se combattre que par l’exemple, la régularité des mœurs, l’amour des lois & de la patrie ; si c’étoit-là l’unique preuve que chaque secte fît valoir en faveur de sa croyance, l’harmonie & la paix régneroient bien-tôt dans l’état, malgré la variété d’opinions, comme les dissonnances dans la musique ne nuisent point à l’accord total.