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leur tranquillité ; au contraire, ceux de l’Albanie & de quelqu’autres parties de l’Illyrie, trouvent une vie active & laborieuse plus à leur goût. Ceux de Constantinople languissent dans une molle oisiveté, suivant l’usage des habitans des capitales ; les fatigues & les travaux sont pour les esclaves, & pour les gens réduits à une extrème pauvreté, comme sont les paysans grecs & arméniens.

Le sommeil est reglé chez les Turcs, de même que le sont les veilles par la distribution des heures pour les prieres. Quoiqu’ils cherchent toutes leurs commodités pour dormir, ils ne se déshabillent que rarement tout-à-fait ; ils gardent au lit leur habillement de dessous, & se couvrent la tête avec une écharpe plus grosse que celle qu’ils portent le jour. Ils font excès des bains sudorifiques, qu’ils répetent plusieurs fois la semaine, & joignent dans cet usage le motif de leur santé à celui de la préparation qu’exige la priere, comme si cette préparation requéroit de se procurer une sueur violente, qui ne tend qu’à les affoiblir. Il y a dans Constantinople seule, trente-trois bains chauds somptueusement bâtis, & qui pendant le jour ont des heures marquées pour les hommes, & d’autres pour les femmes. Ils affoiblissent encore leur constitution par des remedes violens qu’ils prennent pour s’exciter à l’amour, & qui ne font que nuire à leur santé, & les rendre incapables de soutenir les fatigues de la guerre.

Pour peu qu’ils aient de fortune, ils l’emploient volontiers à élever des mosquées, des fontaines sur le grand chemin, des ponts, & des hôtelleries publiques qu’on nomme caravenserais ; mais ils tâchent de faire ces établissemens de maniere qu’ils puissent apporter un certain revenu à leurs descendans. Un grand motif, outre celui de la religion, les détermine à ces sortes de fondations ; c’est que si le capital qu’ils y emploient restoit entre leurs mains, il seroit confisqué au plus tard après leur mort : au lieu que dès qu’il est consacré à Dieu, aucune loi, ni même tout le pouvoir du sultan ne sauroient l’aliéner.

Dans Constantinople, il y a pour la priere du vendredi quatre cens quatre-vingt-cinq mosquées, dont sept sont nommées impériales, parce qu’elles ont été bâties par des empereurs turcs à grands frais. Toutes ces mosquées ont des revenus considérables. Il y a de plus dans chaque quartier, des endroits particuliers appellés meschites, ou mosquées ordinaires pour la priere. On en compte quatre mille quatre cens quatre-vingt-quinze, fréquentées uniquement par les Turcs.

Les inarets, especes d’hôpitaux où l’on donne à manger aux pauvres, selon l’ordre prescrit par les fondateurs, sont au nombre de cent, & il y a cinq cens quinze écoles publiques. Il arrive de-là qu’on ne voit point de mendians chez les Turcs, & que leurs fondations pieuses sont innombrables. Ils sont par principe de religion, hospitaliers, même envers les ennemis de leur culte. Ils vont se promener sur les grands chemins, avant midi & vers le soir, pour découvrir les passagers, & les inviter à loger chez eux.

Les chrétiens ont tort de les accuser de ne savoir pas lire, & d’entendre à peine l’alcoran, puisqu’ils n’ont tant d’écoles publiques que pour l’instruction. Ils n’ont point chez eux de savans qui ne sache à fond le turc, le persan & l’arabe. Ils s’appliquent beaucoup à la médecine, à la géométrie, à la géographie & à la morale. S’ils font imprimer peu d’ouvrages, c’est pour ne point empêcher leurs copistes qui sont en très-grand nombre de gagner leur vie.

La monnoie particuliere de l’empire commença de paroître l’an de l’hégire 65. Abdilmelik, roi de Damas, fut le premier de tous les mahométans qui fit battre monnoie ; on ne se servoit auparavant que

de monnoies étrangeres. La monnoie turque est de trois sortes de métaux, d’or, d’argent & de cuivre. Elle n’a point d’autre marque, que certains caracteres qui désignent le nom du sultan régnant, de son pere, & quelques mots à sa louange, ou un passage de l’alcoran. La grande vénération que les Turcs ont pour le sultan, est cause qu’on ne met point son effigie sur la monnoie, parce qu’elle passe par les mains de tout le monde ; cependant cette vénération ne les a point empêché quelquefois de faire étrangler ce même sultan, pour le portrait duquel ils ont un si profond respect.

Le gouvernement turc facilite, protege le commerce dans l’empire, & ne charge point les marchandises de droits exorbitans. La Turquie fournit quantité de soie, de laine, de poil de chevre & de chameau, de coton brut & filé, de lin, de cire, d’huile, de bétail, de cendres, & de bois. La situation de l’empire, qui du côté de l’Asie, confine avec la Perse & l’Arabie-heureuse, est fort avantageuse au commerce. Les Turcs tirent de ces pays-là beaucoup de marchandises, qui se transportent dans les ports de l’Archipel, & se distribuent ensuite aux autres nations de l’Europe. Ces marchandises sont d’un côté des soies, des toiles de Perse & des Indes, des draps d’or, des pierreries, & des drogues médicinales ; de l’autre, ce sont des parfums, des baumes & du caffé qui viennent de l’Arabie-heureuse par la mer Rouge.

Leurs manufactures sont les tanneries, les pelleteries pour toutes sortes d’usages, & les chagrins. La teinture des soies, des laines & des peaux y est dans la derniere perfection pour l’éclat & la durée des couleurs. C’est de ces laines dont ils font leurs tapisseries ; & s’ils avoient des desseins bien entendus, on ne pourroit rien voir au monde de plus beau que leurs ouvrages en ce genre.

Les marchandises que les nations européennes fournissent aux Turcs, ne sont point d’un assez grand prix pour pouvoir être échangées avec les leurs, sans un retour considérable en argent comptant. Les Anglois, les François & les Vénitiens sont obligés de fournir beaucoup de comptant pour la balance.

La Porte ayant reconnu l’avantage qu’elle retiroit de son commerce avec les nations de l’Europe, a tâché de le faciliter. Dans cette vue, elle a accordé des privileges par les traités qu’elle a faits avec leurs souverains, qui depuis tiennent des ambassadeurs à Constantinople, pour veiller à l’observation de leur contenu. Ces ambassadeurs ont sous eux des consuls de leur nation dans les échelles principalement de l’Asie, & depuis le Caire jusqu’à Alep, aussi-bien que dans les villes méditerranées & dans les ports de mer, comme à Smyrne, à Tripoli de Sourie, à Saïde, à Alexandrie, & autres.

On ne leve en Turquie qu’un seul droit d’entrée fort modique, après quoi tout le pays est ouvert aux marchandises. Les déclarations fausses n’emportent même ni confiscation ni augmentation de droits. Tout le contraire se pratique en Europe ; les peines fiscales y sont très-séveres. C’est qu’en Europe le marchand a des juges qui peuvent le garantir de l’oppression ; en Turquie les juges seroient eux-mêmes les oppresseurs ; & le trésor de Constantinople ne retireroit rien. Que fera le marchand contre un bacha despote, qui confisqueroit ses marchandises ?

Le tribut naturel au gouvernement modéré est l’impôt sur les marchandises dont le commerçant fait les avances. En Angleterre il en fait de prodigieuses pour un seul tonneau de vin ; mais quel est le marchand qui oseroit faire des avances sur les marchandises dans un pays gouverné comme la Turquie ? & quand il l’oseroit, comment le pourroit-il avec une fortune suspecte, incertaine, ruinée ?