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Mais nos sensations sont-elles produites par les objets extérieurs, ou ceux-ci ne sont-ils que des phénomènes intellectuels, que l’ame réalise hors d’elle-même par une propension invincible ? Barclay a bravé l’opinion générale, & soutenu le dernier sentiment.

1°. Parce qu’il n’y a nulle conséquence forcée de nos sensations à l’existence des objets extérieurs, elles peuvent être produites en nous par l’opération de l’être suprème ; elles peuvent être aussi une suite de notre nature.

2°. Il est absurde de transporter à des êtres composés les modifications quelconques d’un être simple ; or toutes nos sensations sont des modifications successives de notre ame.

3°. La sensation de l’étendue devient contradictoire quand elle est réalisée hors de notre ame. On démontre pour & contre la divisibilité à l’infini des substances supposées étendues. N’est-il pas clair que la divisibilité à l’infini n’est conséquente qu’à l’idée abstraite de la sensation de l’étendue, & que les preuves de Leibnits ne portent que sur les substances réelles ?

4°. Les différences qu’on observe entre l’état de rêve & celui de reveil, ne détruisent point l’argument que tire Barclay de l’illusion des songes. Qu’il y ait plus ou moins d’ordre dans nos sensations, il n’est pas moins incontestable que pendant le sommeil l’ame les éprouve en l’absence des objets extérieurs. Ils n’en sont donc pas la cause. D’ailleurs à quel archétipe primitif pouvons-nous comparer les modifications de notre ame, pour juger de leur liaison ? le désordre apparent du rêve n’est-il pas relatif à l’ordre prétendu du reveil ? or celui-ci qui peut le garantir ?

Croyons donc avec Barclay, que nos sensations n’ont, ni ne peuvent avoit nulle sorte d’analogie représentative avec les objets extérieurs ; mais ne doutons pas que les substances simples douées de force, n’agissent & ne réagissent continuellement les unes sur les autres, & que cette action toute différente de nos sensations en est cependant la cause. Comment concevoir sans cela la liaison nécessaire qui forme la chaîne de tous les êtres, & d’où naît la belle harmonie de la nature.

J’ai insisté sur une question oiseuse, mais abstraite, par la seule nécessité de ne laisser aucun vuide. Que fait au bonheur des hommes l’existence ou la non-existence des corps ? La félicité ne résulte-t-elle pas de la maniere dont on est intérieurement affecté ? La puissance & la bonté du souverain de la nature seroit-elle moins démontrée par l’ordre de nos sensations que par celui qui régne dans les objets extérieurs ?

De la vérité morale. Ici tout devient intéressant. Le cœur d’un philosophe sensible s’ouvre au plaisir de démontrer aux humains que la félicité de tous par chacun est le seul & doux hommage qu’exige la nature, & que les préceptes de la vertu ne different pas des moyens d’être heureux.

Ceux qui pour expliquer la loi primitive, eurent recours aux relations essentielles, aux sentimens innés, cris intérieurs de la conscience, céderent au desir d’éblouir par l’impuissance d’éclairer. C’est dans la volonté de l’homme & dans sa constitution qu’il faut chercher le principe de ses devoirs. Les préceptes moraux sensibles à tous doivent porter avec eux-mêmes leur sanction, faire par leur propre force le bonheur qui les observe, & le malheur de qui les viole.

Je considere l’homme isolé au milieu des objets qui l’entourent. Il est averti d’en user par l’instinct du besoin ; il y est invité par l’attrait du plaisir. Mais dans la jouissance de ces biens, l’excès ou la privation sont également nuisibles ; placé entre la douleur &

le plaisir, l’organe du sentiment prescrit à l’homme l’utile tempérance à laquelle il doit se soumettre.

Si comparant un homme à un homme, je parviens à un état de société quelconque, mes idées se généralisent ; la sphere de la loi primitive s’étend avec le desir & l’espoir d’une félicité plus grande ; je vois la nature prompte à se développer, toujours persuasive, quand elle présente à nos ames l’image séduisante du bonheur ; elle forme & resserre la chaîne qui lie ensemble tous les humains.

L’homme est attendri par le malheur de l’homme ; il se retrouve dans son semblable souffrant, & l’espoir d’un secours utile le rend lui-même secourable : semences précieuses de la sensibilité.

En violant les droits d’autrui, il autorise autrui à violer les siens ; la crainte salutaire qui le retient, est le germe de la justice.

Le pere revit dans ses enfans, & leur prodigue dans un âge tendre les secours dont il aura besoin, quand la vieillesse & les infirmités lui auront ravi la moitié de son être. Ainsi se resserrent les doux nœuds de la tendresse filiale & paternelle.

Abrégeons d’inutiles détails. Pratiquer toutes les vertus, ou choisir avec soin tous les moyens d’être solidement heureux, c’est la même chose. Telle est sans sophisme & sans obscurité la vraie loi de nature. Le bonheur qui en résulte pour qui l’observe, est la sanction de la loi, ou, en termes plus simples, le motif pressant de se soumettre. Par ces principes tout s’éclaircit, & la vérité morale devient susceptible d’un calcul exact & précis. J’en assigne les données, d’une part, dans le bien physique de l’être sensible, de l’autre, dans les relations que la nature a établies entre lui & les êtres qui l’entourent.

Mais le forcené s’avance : je ne puis être heureux que par le malheur de mon semblable : je veux jouir de sa femme, violer ses filles, piller ses greniers. Le philosophe : « mais tu autorise ton semblable à t’accabler des mêmes maux dont tu les menaces ». Le forcené : N’importe, je veux me satisfaire ; je ne puis être heureux qu’à ce prix ; n’as-tu pas dit que telle étoit la loi de nature ? Le philosophe : « Eh bien, acheve, & que ton sort justifie mes paroles ».

Le forcené sourit de fureur & de dédain, mais dans le cours de ses attentats, le citoyen outragé, ou le glaive des lois, vengent la nature, & le monstre n’est plus.

De la vérité dans les beaux arts. Avant qu’il existât des académies ou des arts poétiques, Homere, Apelle & Phidias instruits & guidés par la nature, avoient fait regner dans leurs productions deux sortes de vérités ; la premiere d’effet & de détail, qui donne l’existence & la vie à chaque partie ; la seconde d’entente générale & d’ensemble, qui donne à chaque personnage l’action & l’expression relatives au sujet choisi. Il ne suffit pas que dans le tableau ou la scene du sacrifice d’Iphigénie, mon œil voie une princesse, une reine, un guerrier, un grand-prêtre, des grouppes de soldats ; il faut que Chalcas, l’œil terrible & le poil hérissé, plein du dieu vengeur qui l’agite, tienne sous le coûteau sacré une victime innocente, qui, levant les yeux & les mains vers le ciel, craint de laisser échapper un murmure ; il faut que Clitemnestre pâle & défigurée, semble avoir perdu par la douleur la force d’arracher sa fille aux dieux barbares qui l’immolent ; il faut que l’artiste désespérant de peindre l’accablement d’Agamemnon, lui fasse couvrir son visage de ses mains ; il faut que chaque soldat, à sa maniere, paroisse gémir sur le sort d’Iphigénie, & accuser l’injustice des dieux. Après cette esquisse rapide, quelle ame froide & mal organisée oseroit, en voyant l’exemple, demander la raison du précepte ?

L’application s’en fait aisément en peinture & en sculpture ; en poésie, la magie de l’expression pitto-