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leur acteur qui ait paru sur le théatre anglois, avant celui qui en fait aujourd’hui la gloire, le fameux Garik, qui est sans contredit le premier de l’Europe ; homme unique en son genre, & qui sous le siecle d’Auguste, eût partagé les suffrages des Romains entre Pylade & lui : je viens à Betterton. Il naquit dans le Tutle-Street à Westminster en 1635 ; son pere, qui étoit sous-cuisinier de Charles I. voulut en faire un libraire ; mais la plûpart de ceux qui ont excellé dans les arts, y ont été conduits par leur génie, malgré les vues & les oppositions de leurs parens.

Comme la nature avoit formé Betterton pour le théatre, il s’y distingua bientôt avec éclat, & enleva tous les suffrages dès l’âge de 22 ans. Il est le premier qui ait joué à Londres des rôles de femmes, & il s’en acquitta avec beaucoup d’applaudissement. Il entra d’abord dans la troupe du roi ; mais comme la plûpart des comédiens avoient été chassés de leurs trônes imaginaires, lorsque Charles I. en perdit un réel, plusieurs d’entr’eux prirent les armes pour le service de leur souverain, & firent paroître beaucoup de valeur pour sa défense. Entr’autres exemples, le fameux acteur Mohun se conduisit avec tant d’intrépidité, qu’on l’honora d’une commission de major, qu’il remit à la révolution, pour retourner au théatre. Le chevalier Davenant avoit marqué beaucoup de zele pour Charles II. qui en récompense de ses services, lui accorda une patente pour former une troupe de comédiens, sous le titre de comédiens du duc d’Yorck ; & c’est dans cette troupe que se mit Betterton, & dont il fut le héros.

Quelques-uns croient qu’il introduisit le premier en Angleterre le changement de décorations. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il contribua beaucoup à les embellir & à les perfectionner. Il épousa mademoiselle Sanderson, qui joignoit aux talens naturels requis pour faire une excellente actrice, la beauté, les graces & la vertu.

Le théatre anglois subit diverses vicissitudes par les changemens de troupes, de lieux & de directeurs. Un directeur de théatre, par le commerce constant qu’il est obligé d’avoir, soit avec sa troupe d’acteurs & d’actrices, soit avec tout ce qu’il y a de gens frivoles, tant naturels qu’étrangers, est proprement dans son poste le Machiavel de l’empire de l’amour. Le théatre est en lui-même l’image de la vie humaine ; les hommes qui font la plus grande figure dans le monde, ne sont pas plus ce qu’ils paroissent être, que cet acteur à qui vous voyez quitter ses habits de parade, n’est le héros qu’il vient de représenter.

Au milieu des révolutions du théatre anglois, Betterton en éprouva dans sa fortune : il perdit par un prêt inconsidéré, la plus grande partie de ce qu’il avoit gagné, 8 mille livres sterling. Un bon acteur n’est point à Londres dans la misere : Betterton réunissoit en lui tous les talens, la figure, la beauté du geste & de la voix, la netteté de la prononciation & la sûreté de la mémoire ; son action étoit juste, touchante, admirable.

Je ne puis trop le louer, dit l’auteur du Tatler ; car c’étoit un homme étonnant, qui par son action, m’a fait sentir ce qu’il y a de grand dans la nature humaine, bien plus vivement que ne l’ont jamais fait les raisonnemens des philosophes les plus profonds & les descriptions plus charmantes des poëtes ; l’angoisse dans laquelle il paroissoit, en examinant la circonstance du mouchoir dans Othello ; les mouvemens d’amour que l’innocence des réponses de Desdémone excitoit en lui, exprimoient dans ses gestes une si grande variété de passions qui se succédoient les unes aux autres, qu’il n’y avoit personne qui n’apprît à redouter son propre cœur, & qui ne dût être convaincu que c’est y mettre le poignard que de se livrer aux noirs accès de la jalousie.

Le comédien Booth, qu’on ne peut soupçonner de partialité dans le jugement qu’il portoit de Betterton, disoit souvent que la premiere fois qu’il lui avoit vu représenter le Spectre à la répétition de Hamlet, l’air, le ton & l’action qu’il y mit l’avoient saisi d’une telle horreur, qu’il s’étoit trouvé hors d’état pendant quelques momens de pouvoir jouer son propre rôle. Lorsque nos connoisseurs, dit le chevalier Steele, ont vu cet auteur sur le théatre, ils ont eû pitié de Marc-Antoine, de Hamlet, de Mithridate, de Théodore & de Henri VIII. On sait comme il revêtissoit l’état de chacun de ces illustres personnages, & comme dans tous les changemens de la scene, il se conduisoit avec une dignité qui répondoit à l’élévation de son rang.

Il réussissoit également dans le comique & dans le tragique, & ce qu’il y a de plus singulier, faisoit le libertin en perfection : caractere fort opposé au sien. On trouve assez de gens qui savent emprunter les manieres d’un honnête homme, mais il y a peu d’honnêtes gens qui sachent contrefaire le faquin. Le dernier rôle qu’il fit, fut le personnage d’un jeune homme dans la piece intitulée The Maid’s tragedy ; & quoi qu’il eût déja près de 70 ans, il joua son rôle avec tout le feu, l’audace & la vivacité d’un homme de 25 ans.

On représenta pour son compte, quelques années après qu’il eût quitté le théatre, la piece intitulée, l’Amour payé d’amour. Cette représentation lui valut cinq cens livres sterling : l’affluence du monde qui y vint justifia la reconnoissance qu’on lui portoit, & ce grand acteur eut lieu d’être content des comédiens & de l’assemblée. L’épilogue composé par M. Row, finit d’une maniere pathétique. « C’est, dit-il, le souvenir des plaisirs qu’il vous a procurés, qui vous engage à consacrer avec gloire le cothurne de ce grand maître, & vous ne voulez pas permettre qu’un homme qui vous a tant de fois touché par de feintes douleurs, vous soit enlevé par des souffrances réelles ».

Il mourut en 1710 d’une goutte remontée à l’âge de 75 ans, & fut enterré dans le cloître de l’abbaye de Westminster. Il a composé, traduit ou changé quelques pieces de théatre, entr’autres dom Sébastien, tragédie de Dryden. Il supprima avec tant d’art, dit le poëte, un millier de vers de ma piece, qu’elle y a tout gagné, & que c’est à ses soins & à la beauté de son jeu que je suis redevable du succès qu’elle a eu.

Le chevalier Steele honora sa mémoire par un beau tatler. Rien, dit-il, ne touche plus les gens de goût, que de voir les obseques de ceux qui ont excellé dans quelque art ou quelque science. M. Betterton exprimoit avec tant de grace & de force l’endroit d’Othello, où il parle de la maniere de gagner le cœur de sa maîtresse, qu’en me promenant dans le cloître je pensois à lui avec la même sensibilité que j’aurois eue pour une personne qui auroit fait pendant sa vie ce que je lui ai vu représenter. L’obscurité du lieu & les flambeaux qui marchent devant le convoi, contribuerent à me rendre rêveur & mélancolique : je me sentis vivement affligé, qu’il y eût quelque différence entre Brutus & Cassius, & que ses talens n’ayent pû le garantir du cercueil. Considérant ensuite le néant des grandeurs humaines, je n’ai pu m’empêcher de voir avec douleur que tant d’hommes illustres, qui sont dans le voisinage du petit coin de terre où l’on a mis mon ancien ami, sont retournés en poudre, & qu’il n’y a dans la tombe aucune différence entre le monarque réel & le monarque imaginaire.

Madame Betterton survécut à son mari, & peut-être n’a-t-il jamais représenté de scènes aussi touchantes que celle qu’offroit l’état où il laissa ses af-