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liv. sans compter la valeur du terrein qu’elle occupe, la construction & l’entretien du bâtiment, ainsi que tout ce qui est nécessaire pour la décoration & le service des autels.

En ne supposant donc dans une ville que trente maisons tant d’hommes que de filles, qui, comme celle-ci, doivent par une condition expresse de leurs instituts, ne subsister que de contributions publiques ; la capitale supportera pour cet unique objet 1872450 livres d’impôt par année. On peut juger par proportion de l’énormité de ces levées pour le reste du royaume entier, & de ce que ces gens laissent aux citoyens utiles pour supporter les charges de l’état.

Je sai bien que je dis des choses monstrueuses, & qu’on pourroit me soupçonner de les supposer, si elles étoient moins connues ; mais je dis vrai, & comme Montagne, pas tout mon saoul. Quiconque prendra la peine de lire le mémoire d’où ces faits sont tirés, ne m’accusera ni de passion, ni de partialité.

On y verra même que pour en écarter toute idée de partialité, je n’ai fait entrer dans les évaluations que les dépenses nécessaires.

Il faut le répéter ; on est surpris qu’un abus si préjudiciable à la société subsiste encore, quand les désordres & les déportemens de ceux qui le causent, fournissoient une occasion si favorable d’en affranchir la société, & de garantir les mœurs d’un exemple si propre à les corrompre.

C’est aussi que dans l’objet de sa vénération le peuple adore la cause de ses miseres, & qu’il se prosterne devant la main qui l’écrase ; c’est par la violation d’une part & l’ignorance de l’autre des droits naturels & positifs les plus sacrés & les plus inviolables, que tout devient dans la société civile des sujets de charges accablantes, que son service & son utilité ne sont que des prétextes à la vexation ; que loin d’être un état de sûreté pour les individus qui la composent, c’est un état de destruction plus malheureux que ne seroit celui de nature où du-moins ils auroient le droit de pourvoir à leur propre conservation : droit que, par l’abus qu’on en fait, ils ne semblent avoir conféré que pour en armer contre eux-mêmes ceux qui l’exercent.

J’entends de loin ces gens d’un esprit docile, improuver la sévérité de ces réflexions, leur opposer l’usage, & prétendre qu’un abus qui a prévalu est consacré, qu’il étoit inévitable dès qu’il subsiste. Je répondrai, qu’avec ces maximes la coutume tient lieu d’équité. Je n’ai pas tant d’apathie pour les malheurs dont l’humanité gémit. Populari silentio rempublicam prodere.

Je n’ignore pas que je ne réformerai rien. L’erreur a tant d’attraits pour les hommes, que la vérité même ne les empêcheroit pas d’en être les victimes ; mais je sais aussi que c’est à la crainte de les attaquer que les abus doivent leur origine & leur perpétuité ; d’ailleurs, ils ne sont point imprescriptibles, & leur continuité n’est point une sanction. Le prétendre, ce seroit condamner l’espece humaine au malheur. L’autorité des abus ne peut rien contre le droit naturel, universel, inaliénable, que tous reconnoissent, & qu’il ne dépend de personne d’annuller.

C’est une vérité qu’on ne peut trop répeter, & jamais ma bouche ou ma plume, en contradiction avec mon cœur, ne la trahira. La nature n’a point fait les hommes pour d’autres hommes, comme ils croient qu’elle a fait les animaux pour eux. Les sociétés ne sont point instituées pour la félicité de quelques-uns & la désolation de tous. Toute charge publique, dont l’unique & direct objet n’est pas l’utilité générale & particuliere des citoyens, ou qui excede ce qu’exige cette utilité, est injuste & oppressive ; c’est une infraction aux lois fondamentales de la société, & à la liberté inviolable dont ses membres doivent jouir.

Ce seroit beaucoup qu’elles fussent reduites à cette légitime proportion, de ce qui est vraiment nécessaire pour le bien de tous ; mais ce ne seroit point assez. Il faudroit encore.

1°. Qu’elles ne fussent poins arbitraires, cette condition est la plus importante de toutes.

2°. Qu’elles fussent réparties avec égalité, & supportées par tous les citoyens sans exception, ni différence que celle résultante de l’inégalité de leur force ou faculté particuliere, & encore en raison de la portion plus ou moins considérable, pour laquelle ils participent aux avantages de la société.

3°. Que par la maniere d’y contribuer, elles ne fussent point contraires à la liberté naturelle & civile dont ils doivent jouir pour leurs personnes & pour leurs biens.

4°. Il faudroit que la levée en fût simple & facile, que le produit en parvint aisément au trésor public, & en passant par le moins de canaux possibles.

5°. Que le retour au peuple en fut prompt, afin qu’il n’en soit pas trop appauvri, & qu’il puisse continuer de les supporter.

6°. Que les reglemens de la contribution de chacun ne dépendît de la volonté de personne, mais d’une loi fixe & supérieure à toute autorité, ensorte que ce fût plutôt un tribut volontaire qu’une exaction.

7°. Et enfin qu’il n’en résultât ni interception, ni gêne dans le commerce des productions de la terre, du travail & de l’industrie des habitans, dont la circulation fait les richesses, & les produit toujours en raison de la liberté dont elle jouit.

Voilà les conditions d’un problème que depuis long-tems le bien public offre à résoudre ; il semble qu’on peut le reduire à cet énoncé.

Trouver une forme d’imposition qui, sans altérer la liberté des citoyens & celle du commerce, sans vexations & sans troubles, assure à l’état des fonds suffisans pour tous les tems & tous les besoins, dans laquelle chacun contribue dans la juste proportion de ses facultés particulieres, & des avantages dont il bénéficie dans la société.

Jusqu’à présent ce problème est resté insoluble : de toutes les parties de l’administration publique celle de la levée des subsides, devenue la plus importante, a été la plus négligée : je crois en savoir la raison.

Chez les anciens il étoit indifférent de quelle maniere ils fussent supportés. Dans les républiques de la Grece, ils n’étoient ni au choix, ni à la disposition de ceux qui gouvernoient, on en connoissoit l’usage & la nécessité. On savoit que le bien de l’état en étoit toujours l’unique objet. Il n’y avoit rien à prescrire à ceux que l’amour de la patrie rendoit toujours prêts à sacrifier jusqu’à leur vie. Etoit-elle en danger ? S’agissoit-il de sa gloire ou de son intérêt ? Personne ne comptoit, les femmes mêmes se dépouilloient ; il suffisoit de montrer le besoin : le secours étoit aussi prompt & plus abondant. Tout ce qu’auroit pu faire le législateur n’auroit jamais produit l’effet de cet enthousiasme de vertu patriotique. Aussi trouve-t-on fort peu de réglemens sur cette matiere dans les institutions politiques de ces peuples.

Ceci ne contredit point ce qui a été dit au commencement de cet article. Là il s’agissoit des tributs ordinaires, ici on entend bien que je parle des circonstances où il en faut de plus considérables.

Nous avons remarqué plus haut que les Romains dans la splendeur de la république, maîtres absolus de leurs personnes & de leurs biens, les associoient sans réserves pour la défense & les intérêts communs. Il ne falloit point encore de réglement pour la répartition des charges publiques.