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sente. Les témoins ne sont assûrés du miracle de la résurrection, que parce qu’ils sont assûrés du fait naturel. Ainsi je puis dire que le miracle n’est qu’une conclusion des deux faits naturels. On peut s’assûrer des faits naturels, le sceptique l’avoue : le miracle est une simple conséquence des deux faits dont on est sûr : ainsi le miracle que le sceptique me conteste se trouve, pour ainsi dire, composé de trois choses, qu’il ne prétend point me disputer, savoir, la certitude de deux faits naturels, la mort de cet homme, & sa vie présente, & d’une conclusion métaphysique, que le sceptique ne me conteste point. Elle consiste à dire : cet homme qui vit maintenant étoit mort il y a trois jours ; il a donc été rendu de la mort à la vie. Pourquoi le sceptique veut-il plûtôt s’en rapporter à son jugement qu’à tous ses sens ? Ne voyons-nous pas tous les jours que sur dix hommes, il n’y en a pas un qui envisage une opinion de la même façon ? Cela vient, me dira-t-on, de la bisarrerie de ces hommes, & du différent tour de leur esprit : je l’avoue : mais qu’on me fasse voir une telle bisarrerie dans les sens. Si ces dix hommes sont à portée de voir un même objet, ils le verront tous de la même façon, & on peut assûrer qu’aucune dispute ne s’élevera entr’eux sur la réalité de cet objet. Qu’on me montre quelqu’un qui puisse disputer sur la possibilité d’une chose quand il la voit. Je le veux, qu’il s’en rapporte plûtôt à son jugement qu’à ses sens : que lui dit son jugement sur la résurrection de ce mort ? Que cela est possible : son jugement ne va pas plus loin ; il ne contredit nullement le rapport de ses sens, pourquoi veut-il donc les opposer ensemble ?

Un autre raisonnement propre à faire sentir le foible de celui de l’auteur des Pensées philosophiques, c’est qu’il compare la possibilité que tout Paris ait voulu le tromper, à l’impossibilité de la résurrection. Entre le fait & lui il y a un vuide à remplir, parce qu’il n’est pas témoin oculaire : ce vuide, ce milieu est rempli par les témoins oculaires. Il doit donc comparer d’abord la possibilité que tout Paris se soit trompé avec la possibilité de la résurrection. Il verra que ces deux possibilités sont du même ordre, comme je l’ai déjà dit. Il n’a point ensuite à raisonner sur la résurrection, mais seulement à examiner le milieu par où elle parvient jusqu’à lui. Or l’examen ne peut être autre que l’application des regles que j’ai données, moyennant lesquelles on peut s’assûrer que ceux qui vous rapportent un fait, ne vous en imposent point ; car il ne s’agit ici que de vérifier le témoignage de tout Paris. On pourra donc se dire comme pour les faits naturels : les témoins n’ont ni les mêmes passions, ni les mêmes intérêts ; ils ne se connoissent pas ; il y en a même beaucoup qui ne se sont jamais vûs : donc il ne sauroit y avoir entr’eux aucune collusion. D’ailleurs concevra-t-on aisément comment Paris se détermineroit, supposé le complot possible, à en imposer à un homme sur un tel fait ; & seroit-il possible qu’il ne transpirât rien d’un tel complot ? Tous les raisonnemens que nous avons faits sur les faits naturels reviennent comme d’eux-mêmes se présenter ici, pour nous faire sentir qu’une telle imposture est impossible. J’avoue au sceptique que nous combattons, que la possibilité que tout Paris veuille le tromper, est d’un ordre différent de la possibilité de la résurrection. Mais je lui soûtiens que le complot d’une aussi grande ville que Paris, formé sans raison, sans intérêt, sans motif, entre des gens qui ne se connoissent pas, faits même par leur naissance pour ne pas se connoître, ne soit plus difficile à croire que la résurrection d’un mort. La résurrection est contre les lois du monde physique ; ce complot est contre les lois du monde moral. Il faut un prodige pour l’un comme pour l’autre, avec cette différence que l’un seroit beaucoup plus grand que l’autre. Que dis-je ? l’un,

parce qu’il n’est établi que sur des lois arbitraires ; & dès-là soûmises à un pouvoir souverain, ne répugne pas à la sagesse de Dieu ; l’autre, parce qu’il est fondé sur des lois moins arbitraires, je veux dire celles par lesquelles il gouverne le monde moral, ne sauroit s’allier avec les vûes de cette sagesse suprème ; & par conséquent il est impossible. Que Dieu ressuscite un mort pour manifester sa bonté, ou pour sceller quelque grande vérité ; là je reconnois une puissance infinie, dirigée par une sagesse comme elle infinie : mais que Dieu bouleverse l’ordre de la société ; qu’il suspende l’action des causes morales ; qu’il force les hommes, par une impression miraculeuse, à violer toutes les regles de leur conduite ordinaire, & cela pour en imposer à un simple particulier, j’y reconnois à la vérité sa puissance infinie, mais je n’y vois point de sagesse qui la guide dans ses opérations : donc il est plus possible qu’un mort ressuscite, qu’il n’est possible que tout Paris m’en impose sur ce prodige.

Nous connoissons à présent la regle de vérité qui peut servir aux contemporains, pour s’assûrer des faits qu’ils se communiquent entre eux de quelque nature qu’ils soient, ou naturels, ou surnaturels. Cela ne suffit pas : il faut encore que tout abysmés qu’ils sont dans la profondeur des âges, ils soient présens aux yeux de la postérité même la plus reculée. C’est ce que nous allons maintenant examiner.

Ce que nous avons dit jusqu’ici, tend à prouver qu’un fait a toute la certitude dont il est susceptible, lorsqu’il se trouve attesté par un grand nombre de témoins, & en même tems lié avec un certain concours d’apparences & de phénomenes qui le supposent comme la seule cause qui les explique. Mais si ce fait est ancien, & qu’il se perde pour ainsi dire, dans l’éloignement des siecles, qui nous assûrera qu’il soit revêtu des deux caracteres ci-dessus énoncés, lesquels par leur union portent un fait au plus haut degré de certitude ? Comment saurons-nous qu’il fut autrefois attesté par une foule de témoins oculaires, & que ces monumens qui subsistent encore aujourd’hui, ainsi que ces autres traces répandues dans la suite des siecles, s’incorporent avec lui plûtôt qu’avec tout autre ? L’histoire & la tradition nous tiennent lieu de ces témoins oculaires qu’on paroît regretter. Ce sont ces deux canaux qui nous transmettent une connoissance certaine des faits les plus reculés ; c’est par eux que les témoins oculaires sont comme reproduits à nos yeux, & nous rendent en quelque sorte contemporains de ces faits. Ces marbres, ces médailles, ces colonnes, ces pyramides, ces arcs de triomphe, sont comme animés par l’histoire & la tradition, & nous confirment comme à l’envi ce que celles-là nous ont déjà appris. Comment, nous dit le sceptique, l’histoire & la tradition, peuvent-elles nous transmettre un fait dans toute sa pureté ? Ne sont-elles point comme ces fleuves qui grossissent & perdent jusqu’à leur nom à mesure qu’ils s’éloignent de leur source ? Nous allons satisfaire à ce qu’on nous demande ici : nous commencerons d’abord par la tradition orale ; de-là nous passerons à la tradition écrite ou à l’histoire, & nous finirons par la tradition des monumens. Il n’est pas possible qu’un fait qui se trouve comme lié & enchaîné par ces trois sortes de traditions, puisse jamais se perdre, & même souffrir quelque altération dans l’immensité des siecles.

La tradition orale consiste dans une chaîne de témoignages rendus par des personnes qui se sont succédées les unes aux autres dans toute la durée des siecles, à commencer au tems où un fait s’est passé. Cette tradition n’est sûre & fidele que lorsqu’on peut remonter facilement à sa source, & qu’à-travers une suite non interrompue de témoins irreprochables, on