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arrive aux premiers témoins qui sont contemporains des faits : car si l’on ne peut s’assûrer que cette tradition, dont nous tenons un bout, remonte effectivement jusqu’à l’époque assignée à de certains faits, & qu’il n’y a point eu, fort en deçà de cette époque, quelque imposteur qui se soit plû à les inventer pour abuser la postérité ; la chaîne des témoignages, quelque bien liée qu’elle soit, ne tenant à rien, ne nous conduira qu’au mensonge. Or comment parvenir à cette assûrance ? Voilà ce que les Pyrrhoniens ne peuvent concevoir, & surquoi ils ne croyent pas qu’il soit possible d’établir des regles, à l’aide desquelles on puisse discerner les vraies traditions d’avec les fausses. Je ne veux que leur opposer la suivante.

On m’avouera d’abord que la déposition d’un grand nombre de témoins oculaires, ne peut avoir que la vérité pour centre : nous en avons déjà exposé les raisons. Or je dis que la tradition, dont je touche actuellement un des bouts, peut me conduire infailliblement à ce cercle de témoignages rendus par une foule de témoins oculaires. Voici comment : plusieurs de ceux qui ont vécu du tems que ce fait est arrivé, & qui l’ayant appris de la bouche des témoins oculaires, ne peuvent en douter, passent dans l’âge suivant, & portent avec eux cette certitude. Ils racontent ce fait à ceux de ce second âge, qui peuvent faire le même raisonnement que firent ces contemporains, lorsqu’ils examinerent s’ils devoient ajoûter foi aux témoins oculaires, qui le leur rapportoient. Tous ces témoins, peuvent-ils se dire, étant contemporains d’un tel fait, n’ont pû être trompés sur ce fait. Mais peut-être ont-ils voulu nous tromper : c’est ce qu’il faut maintenant examiner, dira quelqu’un des hommes du second âge, ainsi nommé relativement au fait en question. J’observe d’abord, doit dire notre contemplatif, que le complot de ces contemporains pour nous en imposer, auroit trouvé mille obstacles dans la diversité de passions, de préjugés, & d’intérêts qui partagent l’esprit des peuples & les particuliers d’une même nation. Les hommes du second âge s’assûreront en un mot que les contemporains ne leur en imposent point, comme ceux-ci s’étoient assûrés de la fidélité des témoins oculaires : car par-tout où l’on suppose une grande multitude d’hommes, on trouvera une diversité prodigieuse de génies & de caracteres, de passions & d’intérêts ; & par conséquent on pourra s’assûrer aisément que tout complot parmi eux est impossible. Et si les hommes sont séparés les uns des autres par l’interposition des mers & des montagnes, pourront-ils se rencontrer à imaginer un même fait, & à le faire servir de fondement à la fable dont ils veulent amuser la postérité ? Les hommes d’autrefois étoient ce que nous sommes aujourd’hui. En jugeant d’eux par nous-mêmes, nous imitons la nature, qui agit d’une maniere uniforme dans la production des hommes de tous les tems. Je sai qu’on distingue un siecle de l’autre à une certaine tournure d’esprit, & à des mœurs même différentes ; ensorte que si on pouvoit faire reparoître un homme de chaque siecle, ceux qui seroient au fait de l’histoire, en les voyant, les rangeroient dans une ligne, chacun tenant la place de son siecle sans se tromper. Mais une chose en quoi tous les siecles sont uniformes, c’est la diversité qui regne entre les hommes du même tems : ce qui suffit pour ce que nous demandons, & pour assûrer ceux du second âge, que les contemporains n’ont pû convenir entre eux pour leur en imposer. Or ceux du troisieme âge pourront faire, par rapport à ceux du second âge qui leur rapporteront ce fait, le même raisonnement que ceux-ci ont fait par rapport aux contemporains qui le leur ont appris : ainsi on traversera facilement tous les siecles.

Pour faire sentir de plus en plus combien est pur

le canal d’une tradition qui nous transmet un fait public & éclatant (car je déclare que c’est de celui-là seul dont j’entends parler, convenant d’ailleurs que sur un fait secret & nullement intéressant, une tradition ancienne & étendue peut être fausse), je n’ai que ce seul raisonnement à faire : c’est que je défie qu’on m’assigne dans cette longue suite d’âges un tems où ce fait auroit pû être supposé, & avoir par conséquent une fausse origine. Car où la trouver cette source erronée d’une tradition revêtue de pareils caracteres ? sera-ce parmi les contemporains ? il n’y a nulle apparence. En effet, quand auroient-ils pu tramer le complot d’en imposer aux âges suivans sur ce fait ? Qu’on y prenne garde : on passe d’une maniere insensible d’un siecle à l’autre. Les âges se succedent sans qu’on puisse s’en appercevoir. Les contemporains dont il est ici question, se trouvent dans l’âge qui suit celui où ils ont appris ce fait, qu’ils pensent toujours être au milieu des témoins oculaires qui le leur avoient raconté. On ne passe pas d’un âge à l’autre, comme on feroit d’une place publique dans un palais. On peut, par exemple, tramer dans un palais le complot d’en imposer sur un prétendu fait, à tout un peuple rassemblé dans une place publique ; parce qu’entre le palais & la place publique il y a comme un mur de séparation, qui rompt toute communication entre les uns & les autres. Mais on ne trouve rien dans le passage d’un âge à l’autre, qui coupe tous les canaux par où ils pourroient communiquer ensemble. Si donc dans le premier âge il se fait quelque fraude, il faut nécessairement que le second âge en soit instruit. La raison de cela, c’est qu’un grand nombre de ceux qui composent le premier âge entrent dans la composition du second âge, & de plusieurs autres suivans, & que presque tous ceux du second âge ont vû ceux du premier ; par conséquent plusieurs de ceux qui seroient complices de la fraude forment le second âge. Or il n’est pas vraissemblable que ces hommes qu’on suppose être en grand nombre, & en même tems être gouvernés par des passions différentes, s’accordent tous à débiter le même mensonge, & à taire la fraude à tous ceux qui sont seulement du second âge. Si quelques-uns du premier âge, mais contemporains de ceux du second, se plaisent à entretenir chez eux l’illusion, croit-on que tous les autres qui auront vêcu dans le premier âge, & qui vivent actuellement dans le second, ne reclameront pas contre la fraude ? Il faudroit pour cela supposer qu’un même intérêt les réunît tous pour le même mensonge. Or il est certain qu’un grand nombre d’hommes ne sauroient avoir le même intérêt à déguiser la vérité : donc il n’est pas possible que la fraude du premier âge passe d’une voix unanime dans le second, sans éprouver aucune contradiction. Or si le second âge est instruit de la fraude, il en instruira le troisieme, & ainsi de suite, dans toute l’étendue des siecles. Dès-là qu’aucune barriere ne sépare les âges les uns des autres, il faut nécessairement qu’ils se la transmettent tour à tour. Nul âge ne sera donc la dupe des autres, & par conséquent nulle fausse tradition ne pourra s’établir sur un fait public & éclatant.

Il n’y a pas de point fixe dans le tems qui ne renferme pour le moins soixante ou quatre-vingt générations à la fois, à commencer depuis la premiere enfance jusqu’à la vieillesse la plus avancée. Or ce mêlange perpétuel de tant de générations enchaînées les unes dans les autres, rend la fraude impossible sur un fait public & intéressant. Voulez-vous pour vous en convaincre supposer que tous les hommes âgés de quarante ans, & qui répondent à un point déterminé du tems, conspirent contre la postérité pour la séduire sur un fait ? Je veux bien vous accorder ce complot possible, quoique tout m’autorise à le rejetter.