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des preuves. Personne n’est moins avide que nous du bien des autres, & n’applaudit avec plus de plaisir à leurs travaux & à leur succès. Au défaut d’autres qualités, nous tâcherons de mériter le suffrage du Public, par le soin que nous aurons de chercher la vérité, plus chere pour nous que notre ouvrage, & bien plus que notre fortune ; de la dire tout à la fois avec la sévérité qu’elle exige, & avec la modération que nous nous devons à nous mêmes ; de n’outrager jamais personne, mais de ne respecter aussi que deux choses, la Religion & les Loix ; (nous ne parlons point de l’autorité, car elle n’en est point différente, & n’est fondée que sur elles) ; de rendre aux ennemis même de l’Encyclopédie la justice la plus exacte ; de donner sans affectation & sans malignité aux auteurs médiocres, même les plus vantés, la place que leur assignent déja les bons juges, & que nos descendans leur destinent ; de distinguer, comme nous le devons, ceux qui servent la république des Lettres sans la juger, de ceux qui la jugent sans la servir ; mais sur-tout de célebrer en toute occasion les hommes vraiment illustres de notre siecle, auxquels l’Encyclopédie se doit par préférence. Elle tâchera de leur rendre d’avance ce tribut si juste, qu’ils ne reçoivent presque jamais de leurs contemporains sans mélange & sans amertume, qu’ils attendent de la génération suivante, & dont l’espoir les soûtient & les console ; foible ressource sans doute (puisqu’ils ne commencent proprement à vivre que quand ils ne sont plus) mais la seule que le malheur de l’humanité leur permette. L’Encyclopédie n’a qu’une chose à regretter, c’est que notre suffrage ne soit pas d’un assez grand prix pour les dédommager de ce qu’ils ont à souffrir, & que nous nous bornions à être innocens de leurs peines, sans pouvoir les soulager. Mais ce foible monument que nous cherchons à leur consacrer de leur vivant même, peu nécessaire à ceux qui en sont l’objet, est honorable à ceux qui l’élevent. Les siecles futurs, s’il parvient jusqu’à eux, rendront à nos sentimens & à notre courage la même justice que nous aurons rendue au génie, à la vertu, & aux talens ; & nous croyons pouvoir nous appliquer ce mot de Cremutius Cordus à Tibere : « non-seulement on se souviendra de Brutus & de Cassius, on se souviendra encore de nous. »

L’usage si ordinaire & si méprisable de décrier ses contemporains & ses compatriotes, ne nous empêchera pas de prouver par le détail des faits, que l’avantage n’a pas été en tout genre du côté de nos ancêtres ; & que les étrangers ont peut-être plus à nous envier, que nous à eux. Enfin nous nous attacherons autant qu’il sera possible, à inspirer aux gens de Lettres cet esprit de liberté & d’union, qui sans les rendre dangereux, les rend estimables ; qui en se montrant dans leurs ouvrages, peut mettre notre siecle à couvert du reproche que faisoit Brutus à l’éloquence de Cicéron, d’être sans reins & sans vigueur ; qui semble, nous le disons avec joie, faire de jour en jour de nouveaux progrès parmi nous ; que néanmoins certains Mecenes voudroient faire passer pour cynique, et qui le sera si l’on veut, pourvû qu’on n’attache à ce terme aucune idée de révolte ou de licence. Cette maniere de penser, il est vrai, n’est le chemin ni de l’ambition, ni de la fortune. Mais la médiocrité des desirs est la fortune du Philosophe ; & l’indépendance de tout, excepté des devoirs, est son ambition. Sensibles à l’honneur de la république des Lettres, dont nous faisons moins partie par nos talens que par notre attachement pour elle, nous avons résolu de réunir toutes nos forces, pour éloigner d’elle, autant qu’il est en nous, les périls, le dépérissement & la dégradation dont nous la voyons menacée ; qu’importe de quelle voix elle se serve, pourvu que ses vrais intérêts soient connus de ceux qui la composent ?

Malgré ces dispositions nous n’espérons pas à beaucoup près réunir tous les suffrages ; mais devons nous le desirer ? Un ouvrage tel que l’Encyclopédie a besoin de censeurs, & même d’ennemis. Il est vrai qu’elle a jusqu’ici l’avantage de ne compter parmi eux aucun des Ecrivains célebres qui éclairent la Nation et qui l’honorent ; & ce qu’on pourroit faire peut-être de plus glorieux pour elle, ce seroit la liste de ses partisans & de ses adversaires. Elle doit néanmoins à ces derniers plus qu’ils ne pensent, nous n’osons dire qu’ils ne voudroient. Elle leur doit les efforts & l’émulation des Auteurs ; elle leur doit l’indulgence du Public, qui finit toujours & commence quelquefois par être juste, & que l’animosité blesse encore plus que la satyre n’amuse. S’il a favorisé l’exécution de cet ouvrage, ce n’est pas que les défauts lui en ayent échappé, & comment l’auroient-ils pû ? Mais il a senti que le vrai moyen d’animer les Auteurs, et de contribuer ainsi par son suffrage au bien & à la perfection de ce Dictionnaire, étoit de ne pas user envers nous de cette sévérité qu’il montre quelquefois, & que le desir de lui plaire nous eût fait supporter avec courage.

L’Encyclopédie a donc des obligations très-réelles au mal qu’on a voulu lui faire. Elle ne peut manquer sur-tout d’intéresser en général tous les gens de Lettres, qui n’ont ni préjugés à soutenir, ni Libraires à protéger, ni compilations passées, présentes, ou futures à faire valoir. C’est aussi à eux que nous nous adressons, en demandant pour la derniere fois leurs lumieres & leur secours. Nous les conjurons de nouveau de se réunir avec nous pour