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Rappellons au lecteur les principaux faits de cette époque de l’histoire romaine, & disons d’abord à quelle occasion les décemvirs furent institués.

Dans le feu des disputes entre les patriciens & les plébéïens, ceux-ci demanderent qu’on établît des lois fixes & écrites, afin que les jugemens ne fussent plus l’effet d’une volonté capricieuse ou d’un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesça. Alors pour composer ces lois on nomma les décemvirs, l’an 301 de Rome. On crut qu’on devoit leur accorder un grand pouvoir, parce qu’ils avoient à donner des lois à des partis qui étoient presqu’incompatibles. On suspendit la fonction de tous les magistrats, & dans les comices ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouverent revêtus de la puissance consulaire & de la puissance tribunitienne ; l’une donnoit le droit d’assembler le sénat, l’autre celui d’assembler le peuple. Mais ils ne convoquerent ni le sénat ni le peuple, & s’attribuerent à eux seuls toute la puissance des jugemens : Rome se vit ainsi soûmise à leur empire absolu. Quand Tarquin exerçoit ses vexations, Rome étoit indignée du pouvoir qu’il avoit usurpé ; quand les décemvirs exerçoient les leurs, Rome fut étonnée du pouvoir qu’elle avoit donné, dit l’auteur de la grandeur des Romains.

Ces nouveaux magistrats entrerent en exercice de leur dignité aux ides de Mai ; & pour inspirer d’abord de la crainte & du respect au peuple, ils parurent en public chacun avec douze licteurs, auxquels ils avoient fait prendre des haches avec les faisceaux, comme en portoient ceux qui marchoient devant les anciens rois de Rome. La place publique fut remplie de cent vingt licteurs, qui écartoient la multitude avec un faste & un orgueil insupportable, dans une ville où régnoit auparavant la modestie & l’égalité. Outre leurs licteurs, ils étoient en tout tems environnés d’une troupe de gens sans nom & sans aveu, la plûpart chargés de crimes & accablés de dettes, & qui ne pouvoient trouver de sûreté que dans les troubles de l’état : mais ce qui étoit encore plus déplorable, c’est qu’on vit bien-tôt à la suite de ces nouveaux magistrats une foule de jeunes patriciens, qui préférant la licence à la liberté, s’attacherent servilement aux dispensateurs des graces ; & même pour satisfaire leurs passions & fournir à leurs plaisirs, ils n’eurent point de honte d’être les ministres & les complices de ceux des décemvirs.

Cette jeunesse effrénée à l’ombre du pouvoir souverain, enlevoit impunément les filles du sein de leurs meres, d’autres sous de foibles prétextes s’emparoient du bien de leurs voisins qui se trouvoit à leur bienséance : en vain on en portoit des plaintes au tribunal des décemvirs ; les malheureux étoient rejettés avec mépris, & la faveur seule ou des vûes d’intérêt tenoient lieu de droit & de justice.

On ne sauroit s’imaginer à quel point tomba la république pendant une semblable administration ; il sembloit que le peuple romain eût perdu ce courage qui auparavant le faisoit craindre & respecter par ses voisins. La plûpart des sénateurs se retirerent ; plusieurs autres citoyens suivirent leur exemple, & se bannirent eux-mêmes de leur patrie, & quelques-uns chercherent des asiles chez les étrangers. Les Latins & ceux qui se trouvoient assujettis à l’autorité de la république, mépriserent les ordres qu’on leur envoyoit, comme s’ils n’eussent pû souffrir que l’empire demeurât dans une ville où il n’y avoit plus de liberté ; & les Eques & les Sabins vinrent faire impunément des courses jusqu’aux portes de Rome.

Quand tous ces faits ne seroient pas connus, on jugeroit aisément à quel excès les décemvirs porterent le système de la tyrannie, par le caractere de celui

qu’ils nommerent constamment pour leur chef, par cet Appius Claudius Crassinus, dont les crimes furent plus grands que ceux du fils de Tarquin. On sait, par exemple, qu’il fit assassiner Lucius Siccius Dentatus, ce brave homme qui s’étoit trouvé à six vingts batailles, & qui avoit rendu pendant quarante ans les plus grands services à l’état. Mais on sait encore mieux le jugement infâme qu’Appius porta contre la vertueuse Virginie ; Denis d’Halycarnasse, Tite-Live, Florus, Cicéron, ont immortalisé cet évenement ; il arriva l’an de Rome 304 : & pour lors le spectacle de la mort de cette fille immolée par son pere à la pudeur & à la liberté, fit tomber d’un seul coup la puissance exorbitante de cet Appius & celle de ses collegues.

Cet évenement excita la juste indignation de tous les ordres de l’état : hommes & femmes, à la ville & à l’armée, tout le monde se soûleva : toutes les troupes marcherent à Rome pour délivrer leurs citoyens de l’oppression ; & elles se rendirent au mont Aventin, sans vouloir se séparer qu’elles n’eussent obtenu la destitution & la punition des décemvirs.

Tite-Live rapporte qu’Appius, pour éviter l’infamie d’un supplice public, se donna la mort en prison. Sp. Oppius son collegue eut le même sort ; les huit autres décemvirs chercherent leur salut dans la fuite, ou se bannirent eux-mêmes. Leurs biens furent confisqués ; on les vendit publiquement, & le prix en fut porté par les questeurs dans le thrésor public. Marcus Claudius, l’instrument dont Appius s’étoit servi pour se rendre maître de la personne de Virginie, fut condamné à mort, & auroit été exécuté sans ses amis, qui obtinrent de Virginius qu’il se contentât de son exil. C’est ainsi que fut vangé le sang innocent de l’infortunée Virginie, dont la mort, comme celle de Lucrece, tira pour la seconde fois les Romains d’esclavage. Alors chacun se trouva libre, parce que chacun avoit été offensé ; tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva pere : le sénat & le peuple rentrerent dans tous leurs droits.

Le seul avantage qui revint à la république de l’administration des décemvirs, fut le corps de droit romain connu sous le nom de lois décemvirales, & plus encore sous celui de lois des douze tables. Les décemvirs travaillerent avec beaucoup de zele pendant la premiere année de leur magistrature, à cette compilation de lois, qu’ils tirerent en partie de celles de Grece, & en partie des anciennes ordonnances des rois de Rome. Voyez Tables.

Je ne doute point du mérite de plusieurs de ces lois, dont il ne nous reste cependant que des fragmens ; mais malgré les éloges qu’on en fait, il me semble que la vûe de quelques-unes suffit pour dévoiler le but principal qui anima les décemvirs lors de leur rédaction ; & cette remarque n’a pas échappé à l’illustre auteur de l’esprit des lois.

Le génie de la république, dit-il, ne demandoit pas que les décemvirs missent dans leurs douze tables les lois royales, si séveres, & faites pour un peuple composé de fugitifs, d’esclaves, & de brigands : mais des gens qui aspiroient à la tyrannie n’avoient garde de suivre l’esprit de la république ; la peine capitale qu’ils prononcerent contre les auteurs des libelles & contre les poëtes, n’étoit certainement pas de l’esprit d’une république, où le peuple aime à voir les grands humiliés : mais des gens qui vouloient renverser la liberté, craignoient des écrits qui pouvoient rappeller la liberté ; & Cicéron qui ne desaprouve pas cette loi, en a bien peu prévû les dangereuses conséquences. Enfin la loi qui découvre le mieux les projets qu’avoient les décemvirs de mettre la division entre les nobles & le peuple, & de rendre par cet artifice leur magistrature perpétuelle, est