destination, ou sur l’organe de la vûe, en exposant à leurs yeux par l’écriture, les signes convenus de ces mêmes sons ; or pour exciter ces impressions, nous sommes contraints de donner à notre pensée de l’étendue, pour ainsi dire, & des parties, afin de la faire passer dans l’esprit des autres, où elle ne peut s’introduire que par leurs sens.
Ces parties que nous donnons ainsi à notre pensée par la nécessité de l’élocution, deviennent ensuite l’original des signes dont nous nous servons dans l’usage de la parole ; ainsi nous divisons, nous analysons, comme par instinct, notre pensée ; nous en rassemblons toutes les parties selon l’ordre de leurs rapports ; nous lions ces parties à des signes, ce sont les mots dont nous nous servons ensuite pour en affecter les sens de ceux à qui nous voulons communiquer notre pensée : ainsi les mots sont en même tems, & l’instrument & le signe de la division de la pensée. C’est de-là que vient la différence des langues & celle des idiotismes ; parce que les hommes ne se servent pas des mêmes signes partout, & que le même fond de pensée peut être analysé & exprimé en plus d’une maniere.
Dès les premieres années de la vie, le penchant que la nature & la constitution des organes donnent aux enfans pour l’imitation, les besoins, la curiosité, & la présence des objets qui excitent l’attention, les signes qu’on fait aux enfans en leur montrant les objets, les noms qu’ils entendent en même tems qu’on leur donne, l’ordre successif qu’ils observent que l’on suit, en nommant d’abord les objets, & en énonçant ensuite les modificatifs & les mots déterminans ; l’expérience répétée à chaque instant & d’une maniere uniforme, toutes ces circonstances & la liaison qui se trouve entre tant de mouvemens excités en même tems : tout cela, dis-je, apprend aux enfans, non-seulement les sons & la valeur des mots, mais encore l’analyse qu’ils doivent faire de la pensée qu’ils ont à énoncer, & de quelle maniere ils doivent se servir des mots pour faire cette analyse, & pour former un sens dans l’esprit des citoyens parmi lesquels la providence les a fait naître.
Cette méthode dont on s’est servi à notre égard, est la même que l’on a employée dans tous les tems & dans tous les pays du monde, & c’est celle que les nations les plus policées & les peuples les plus barbares mettent en œuvre pour apprendre à parler à leurs enfans. C’est un art que la nature même enseigne. Ainsi je trouve que dans toutes les langues du monde, il n’y a qu’une même maniere nécessaire pour former un sens avec les mots : c’est l’ordre successif des relations qui se trouvent entre les mots, dont les uns sont énoncés comme devant être modifiés ou déterminés, & les autres comme modifiant ou déterminant : les premiers excitent l’attention & la curiosité, ceux qui suivent la satisfont successivement.
C’est par cette maniere que l’on a commencé dans notre enfance à nous donner l’exemple & l’usage de l’élocution. D’abord on nous a montré l’objet, ensuite on l’a nommé. Si le nom vulgaire étoit composé de lettres dont la prononciation fût alors trop difficile pour nous, on en substituoit d’autres plus aisées à articuler. Après le nom de l’objet on ajoûtoit les mots qui le modifioient, qui en marquoient les qualités ou les actions, & que les circonstances & les idées accessoires pouvoient aisément nous faire connoître.
A mesure que nous avancions en âge, & que l’expérience nous apprenoit le sens & l’usage des prépositions, des adverbes, des conjonctions, & surtout des différentes terminaisons des verbes destinées à marquer le nombre, les personnes, & les tems, nous devenions plus habiles à démêler les rapports
des mots & à en appercevoir l’ordre successif, qui forme le sens total des phrases, & qu’on avoit grande attention de suivre en nous parlant.
Cette maniere d’énoncer les mots successivement selon l’ordre de la modification ou détermination que le mot qui suit donne à celui qui le précede, a fait regle dans notre esprit. Elle est devenue notre modele invariable, au point que, sans elle, ou du moins sans les secours qui nous aident à la rétablir, les mots ne présentent que leur signification absolue, sans que leur ensemble puisse former aucun sens. Par exemple :
Arma virumque cano, Trojæ qui primus ab oris,
Italiam, fato profugus, Lavinaque venit
Littora. Virg. Æneid. Liv. I. vers prem.
Otez à ces mots latins les terminaisons ou désinances,
qui sont les signes de leur valeur relative, &
ne leur laissez que la premiere terminaison qui n’indique
aucun rapport, vous ne formerez aucun sens ;
ce seroit comme si l’on disoit :
Armes, homme, je chante, Troie, qui, premier, des côtes,
Italie, destin, fugitif, Laviniens, vint, rivages.
Si ces mots étoient ainsi énoncés en latin avec leurs
terminaisons absolues, quand même on les rangeroit
dans l’ordre où on les voit dans Virgile, non seulement
ils perdroient leur grace, mais encore ils
ne formeroient aucun sens ; propriété qu’ils n’ont
que par leurs terminaisons relatives, qui, après que
toute la proposition est finie, nous les font regarder
selon l’ordre de leurs rapports, & par conséquent
selon l’ordre de la construction simple, nécessaire, &
significative.
Cano arma atque virum, qui vir, profugus à fato, venit primus ab oris Trojæ in Italiam, atque ad littora Lavina ; tant la suite des mots & leurs desinances ont de force pour faire entendre le sens.
Quand une fois cette opération m’a conduit à l’intelligence du sens, je lis & je relis le texte de l’auteur, je me livre au plaisir que me cause le soin de rétablir sans trop de peine l’ordre que la vivacité & l’empressement de l’imagination, l’élégance & l’harmonie avoient renversé ; & ces fréquentes lectures me font acquérir un goût éclairé pour la belle latinité.
La construction simple est aussi appellée construction naturelle, parce que c’est celle que nous avons apprise sans maître, par la seule constitution méchanique de nos organes, par notre attention & notre penchant à l’imitation : elle est le seul moyen nécessaire pour énoncer nos pensées par la parole, puisque les autres sortes de construction ne forment un sens, que lorsque par un simple regard de l’esprit nous y appercevons aisément l’ordre successif de la construction simple.
Cet ordre est le plus propre à faire appercevoir les parties que la nécessité de l’élocution nous fait donner à la pensée ; il nous indique les rapports que ces parties ont entr’elles ; rapports dont le concert produit l’ensemble, & pour ainsi dire, le corps de chaque pensée particuliere. Telle est la relation établie entre la pensée & les mots, c’est-à-dire, entre la chose & les signes qui la font connoître : connoissance acquise dès les premieres années de la vie, par des actes si souvent répétés, qu’il en résulte une habitude que nous regardons comme un effet naturel. Que celui qui parle employe ce que l’art a de plus séduisant pour nous plaire, & de plus propre à nous toucher, nous applaudirons à ses talens ; mais son premier devoir est de respecter les regles