Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on l’avertit du danger où elle est par le terme d’échec ; & par-là on l’oblige à changer de place, s’il lui est possible, afin de se garantir du péril qui la menace. S’il ne lui reste aucun moyen de l’éviter, alors elle tombe entre les mains de l’ennemi qui l’attaquoit ; & par la prise du roi, la partie est décidée, ce que l’on exprime par les mots d’échec & mat.

Telle est l’idée générale du système de ce jeu : son excellence a tenté divers écrivains d’en chercher l’origine ; mais malgré l’érudition greque & latine qu’ils ont répandue avec profusion sur cette matiere, ils y ont porté si peu de lumieres, que la carriere est encore ouverte à de nouvelles conjectures. C’est ce qui a déterminé M. Freret à proposer les siennes dans un mémoire imprimé parmi ceux de l’académie des Belles-Lettres, dont le précis formera cet article. « J’étudie, comme Montagne, divers auteurs pour assister mes opinions piéçà formées, seconder & servir. »

Plusieurs savans ont crû qu’il falloit remonter jusqu’au siége de Troye, pour trouver l’origine du jeu des échecs ; ils en ont attribué l’invention à Palamede, le capitaine grec qui périt par les artifices d’Ulysse. D’autres rejettant cette opinion, qui est en effet destituée de tout fondement, se sont contentés d’assûrer que le jeu des échecs avoit été connu des Grecs & des Romains, & que nous le tenions d’eux ; mais le jeu des soldats, latrunculi, ceux des jettons, calculi & scrupuli, qu’ils prennent pour celui des échecs, n’ont aucune ressemblance avec ce jeu, dans les choses qui en constituent l’essence, & qui distinguent les échecs de tous les autres jeux de dames, de merelles, de jettons, &c. avec lesquels ils le confondent. Voyez Dames, Jettons, &c.

Les premiers auteurs qui ayent incontestablement parlé des échecs dans l’Occident, sont nos vieux romanciers, ou les écrivains de ces fabuleuses histoires des chevaliers de la table-ronde, & des braves de la cour du roi Artus, des douze pairs de France, & des paladins de l’empereur Charlemagne.

Il faut même observer que ceux de ces romanciers qui ont parlé des Sarrasins, les représentent comme très-habiles à ce jeu. La princesse Anne Comnene, dans la vie de son pere Alexis Comnene empereur de Constantinople dans le xj. siecle, nous apprend que le jeu des échecs, qu’elle nomme zatrikion, a passé des Persans aux Grecs ; ainsi ce sont les écrivains orientaux qu’il faut consulter sur l’origine de ce jeu.

Les Persans conviennent qu’ils n’en sont pas les inventeurs, & qu’ils l’ont reçû des Indiens, qui le porterent en Perse pendant le regne de Cosroes dit le Grand, au commencement du vj. siecle. D’un autre côté les Chinois, à qui le jeu des echecs est connu, & qui le nomment le jeu de l’éléphant, reconnoissent aussi qu’ils le tiennent des Indiens, de qui ils l’ont reçû dans le vj. siecle. Le Hai-Pien ou grand dictionnaire chinois, dit que ce fut sous le regne de Vouti, vers l’an 537 avant J. C. ainsi on ne peut douter que ce ne soit dans les Indes que ce jeu a été inventé : c’est de-là qu’il a été porté dans l’Orient & dans l’Occident.

Disons maintenant en peu de mots, ce que les écrivains arabes racontent de la maniere dont ce jeu fut inventé.

Au commencement du v. siecle de l’ere chrétienne, il y avoit dans les Indes un jeune monarque très-puissant, d’un excellent caractere, mais que ses flateurs corrompirent étrangement. Ce jeune monarque oublia bientôt que les rois doivent être les peres de leur peuple ; que l’amour des sujets pour leur roi, est le seul appui solide du throne, & qu’ils sont toute sa force & toute sa puissance. Les bramines & les rayals, c’est-à-dire les prêtres & les

grands, lui représenterent vainement ces importantes maximes ; le monarque enyvré de sa grandeur, qu’il croyoit inébranlable, méprisa leurs sages remontrances. Alors un bramine ou philosophe indien, nommé Sissa, entreprit indirectement de faire ouvrir les yeux au jeune prince. Dans cette vûe il imagina le jeu des échecs, où le roi, quoique la plus importante de toutes les pieces, est impuissante pour attaquer, & même pour se défendre contre ses ennemis, sans le secours de ses sujets.

Le nouveau jeu devint bientôt célebre ; le roi des Indes en entendit parler, & voulut l’apprendre. Le bramine Sissa, en lui en expliquant les regles, lui fit goûter des vérités importantes qu’il avoit refusé d’entendre jusqu’à ce moment.

Le prince, sensible & reconnoissant, changea de conduite, & laissa au bramine le choix de la récompense. Celui-ci demanda qu’on lui donnât le nombre de grains de blé que produiroit le nombre des cases de l’échiquier, un seul pour la premiere, deux pour la seconde, quatre pour la troisieme, & ainsi de suite, en doublant toûjours jusqu’à la soixante-quatrieme. Le roi ne fit pas difficulté d’accorder sur le champ la modicité apparente de cette demande ; mais-quand ses thrésoriers eurent fait le calcul, ils virent que le roi s’étoit engagé à une chose pour laquelle tous ses thrésors ni ses vastes états ne suffiroient point. En effet, ils trouverent que la somme de ces grains de blé devoit s’évaluer à 16384 villes, dont chacune contiendroit 1024 greniers, dans chacun desquels il y auroit 174762 mesures, & dans chaque mesure 32768 grains. Alors le bramine se servit encore de cette occasion pour faire sentir au prince combien il importe aux rois de se tenir en garde contre ceux qui les entourent, & combien ils doivent craindre que l’on n’abuse de leurs meilleures intentions.

Le jeu des échecs ne demeura pas long-tems renfermé dans l’Inde ; il passa dans la Perse pendant le regne du grand Cosroës, mais avec des circonstances singulieres que les historiens persans nous ont conservées, & que nous supprimerons ici : il nous suffira de dire que le nom de schatreingi ou schatrak, qu’on lui donna, signifie le jeu de schach ou du roi : les Grecs en firent celui de zatrikion ; & les Espagnols, à qui les Arabes l’ont porté, l’ont changé en celui d’axedres, ou al xadres.

Les Latins le nommerent scaccorum ludus, d’où est venu l’italien scacchi. Nos peres s’éloignent moins de la prononciation orientale, en le nommant le jeu des échecs, c’est-à-dire du roi. Schah en persan, schek en arabe, signifient roi ou seigneur. On conserva le terme d’échec, que l’on employe pour avertir le roi ennemi de se garantir du danger auquel il est exposé : celui d’échec & mat vient du terme persan schakmat, qui veut dire le roi est pris ; & c’est la formule usitée pour avertir le roi ennemi qu’il ne peut plus espérer de secours.

Les noms de plusieurs pieces de ce jeu ne signifient rien de raisonnable que dans les langues de l’Orient. La seconde piece des échecs, après le roi, est nommée aujourd’hui reine ou dame ; mais elle n’a pas toûjours porté ce nom : dans des vers latins du xij. siecle elle est appellée sercia. Nos vieux poëtes françois, comme l’auteur du roman de la rose, nomment cette piece fierce, fierche, & fierge, noms corrompus du latin fercia, qui lui-même vient du persan ferz, qui est en Perse le nom de cette piece, & signifie un ministre d’état, un visir.

Le goût dans lequel on étoit de moraliser toutes sortes de sujets dans les xij. & xiij. siecles, fit regarder le jeu des échecs comme une image de la vie humaine. Dans ces écrits on compare les différentes conditions avec les pieces du jeu des échecs ; & l’on