Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elles passent dans notre monde : ici, elles sont unies à des corps ; là, elles en attendent & n’en ont point encore.

5. L’entendement est la plus importante des essences vraies. Il n’est ni divisé ni discret. Les ames lui sont co-existantes dans le monde intelligible ; aucun intervalle ne les sépare ni de lui, ni les unes des autres. Si les ames éprouvent une sorte de division, ce n’est que dans ce monde, où leur union avec les corps les rend susceptibles de mouvement. Elles sont présentes, absentes, éloignées, étendues ; l’espace qu’elles occupent a ses dimensions ; on y distingue des parties, mais elles sont indivisibles.

6. Les ames ont d’autres différences que celles qui résultent de la diversité des corps : elles ont chacune une maniere propre de sentir, d’agir, de penser. Ce sont les vestiges des vies antérieures. Cela n’empêche point qu’elles n’ayent conservé des analogies qui les portent les unes vers les autres. Ces analogies sont aussi dans les sensations, les actions, les passions, les pensées, les goûts, les desirs, &c.

7. L’ame n’est ni matérielle ni composée, autrement on ne pourroit lui attribuer ni la vie ni l’intelligence.

8. Il y a des ames bonnes, il y en a de mauvaises. Elles forment une chaîne de différens ordres. Il y a des ames du premier, du second, du troisieme ordre, &c. cette inégalité est en partie originelle, en partie accidentelle.

9. L’ame n’est point dans le corps, comme l’eau dans un vase. Le corps n’en est point le sujet ; ce n’est point non plus un tout dont elle soit une partie ; nous savons seulement qu’elle y est présente, puisqu’elle l’anime.

10. A parler exactement, l’ame est moins dans le corps que le corps n’est dans l’ame. Entre les fonctions de l’homme, la faculté de sentir & de végeter est du corps ; celle d’appercevoir & de réflechir est de l’ame.

11. Les puissances de l’ame sont toutes sous chaque partie du corps ; mais l’exercice en chaque point est analogue à la nature de l’organe.

12. L’ame séparée du corps ne reste point ici, où il n’y a point de lieu pour elle : elle rentre dans le sein du principe d’où elle est émanée : les places n’y sont pas indifférentes : la raison & la justice les distribuent.

13. L’ame ne prend point les formes des corps : elles ne souffrent rien des objets. S’il se fait une impression sur le corps, elle s’en apperçoit ; & appercevoir, c’est agir.

14. L’ame est la raison derniere des choses du monde intelligible, & la premiere raison des choses de celui-ci. Alternativement citoyenne de l’une & de l’autre, elle ne fait que se ressouvenir de ce qui se passoit dans l’un, quand elle croit apprendre ce qui se passe dans l’autre.

15. C’est l’ame qui constitue le corps. Le corps ne vit point ; il se dissout. La vie & l’indissolubilité ne sont que de l’ame.

16. Le commerce de l’ame avec le corps éleve à l’existence de quelqu’être, qui n’est ni le corps ni l’ame ; qui réside en nous ; qui n’a point été créé ; qui ne perit point, & par lequel tout persevere & dure.

17. Cet être est le principe du mouvement. C’est lui qui constitue la vie du corps, par une qualité qui lui est essentielle, qu’il tient de lui-même, & qu’il ne perd point. Les Platoniciens l’appelloient αὐτοκινησία, antoquinésie.

18. Les ames sont alliées par le même principe éternel & divin qui leur est commun.

19. Le vice & la peine leur sont accidentelles. Celui qui a l’ame pure ne doute point de son immortalité.

20. Il regne entre les ames la même harmonie que dans l’univers. Elles ont leurs révolutions, comme les astres ont leur apogée & leur périgée. Elles descendent du monde intelligible dans le monde matériel, & remontent du monde matériel dans le monde intelligible ; de-là vient qu’on lit au ciel leurs destinées.

21. Leur révolution périodique est un enchaînement de transformations, à-travers lesquelles elles passent d’un mouvement tantôt accéleré tantôt retardé. Elles descendent du sein du premier principe jusqu’à la matiere brute, & remontent de la matiere brute jusqu’au premier principe.

22. Dans le point de leur orbe le plus élevé, il leur reste de la tendance à descendre ; dans le point le plus bas il leur en reste à remonter. Dans le premier cas, c’est le caractere d’émanation qui ne peut jamais être détruit : dans le second, c’est le caractere d’émanation divine qui ne peut jamais être effacé.

23. L’ame, en qualité d’être créé, souffre & se détériore ; en qualité d’être éternel, elle reste la même, sans souffrir, s’améliorer, ni se détériorer. Elle est différente ou la même, selon qu’on la considere dans un point distinct de sa révolution périodique, ou relativement à son entiere révolution ; elle se déteriore en descendant du premier principe vers le point le plus bas de son orbe ; elle s’ameliore en remontant de ce point vers le premier principe.

24. Dans son périgée, elle est comme morte. Le corps qu’elle informe est une espece de sépulcre où elle conserve à peine la mémoire de son origine. Ses premiers regards vers le monde intelligible qu’elle a perdu de vûe, & dont elle est séparée par des espaces immenses, annoncent que son état stationnaire va finir.

25. La liberté cesse, lorsque la violence de la sensation ou de la passion ôte tout usage de la raison : on la recouvre à mesure que la sensation ou la passion perd de sa force. On est parfaitement libre, lorsque la passion & la sensation gardent le silence, & que la raison parle seule ; c’est l’état de contemplation : alors l’homme s’apperçoit, se juge, s’accuse, s’absout, se reforme sur ce qu’il observe dans son entendement. Ainsi la vertu n’est autre chose qu’une obéissance habituelle de la volonté, à la lumiere & aux conseils de l’entendement.

26. Tout acte libre change l’état de l’ame, soit en bien soit en mal, par l’addition d’un nouveau mode. Le nouveau mode ajoûté la détériore toûjours lorsqu’elle descend dans sa révolution, s’éloignant du premier principe, s’attachant à ce qu’elle rencontre, en conservant en elle le simulacre. Ainsi dans la contemplation qui l’améliore & qui la ramene au premier principe, il faut qu’il y ait abstraction de corps & de tout ce qui y est analogue. C’est le contraire dans tout acte de la volonté qui altere la pureté originelle & premiere de l’ame ; elle fuit l’intelligible ; elle se livre au corporel ; elle se matérialise de plus en plus ; elle s’enfonce dans ce tombeau ; l’énergie de l’entendement pur & de l’habitude contemplative s’évanoüit ; l’ame se perd dans un enchaînement de métamorphoses qui la défigurent de plus en plus, & d’où elle ne reviendroit jamais, si son essence n’étoit indestructible. Reste cette essence vivante, & avec elle une sorte de mémoire ou de conscience ; ces germes de la contemplation éclosent dans le tems, & commencent à tirer l’ame de l’abysme de ténebres où elle s’est précipitée, & à l’élancer vers la source de son émanation ou vers Dieu.

27. Ce n’est ni par l’intelligence naturelle, ni par l’application, ni par aucune des manieres d’appercevoir les choses de ce monde, que nous nous élevons à la connoissance & à la participation de Dieu ; c’est par la présence intime de cet être à notre ame,