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grands hommes la sagesse n’a point nui à la beauté : donc notre école est fort supérieure à celle d’Italie. Voilà un raisonnement très-faux, dont pourtant tout est vrai, excepté la conséquence. C’est qu’il faut juger les ouvrages de génie, non par les fautes qui s’y rencontrent, mais par les beautés qui s’y trouvent. Le tableau de la famille de Darius est le chef-d’œuvre de le Brun ; cet ouvrage est très-estimable par la composition, l’ordonnance, & l’expression même : cependant, de l’avis des connoisseurs, il se soûtient à peine auprès du tableau de Raul Veronese, qu’on voit à côté de lui dans les appartemens de Versailles, & qui représente les pélerins d’Emmaüs, parce que ce dernier tableau a des beautés supérieures, qui font oublier les fautes grossieres de sa composition. La Pucelle, si j’en crois ceux qui ont eu la patience de la lire, est mieux conduite que l’Enéide, & cela n’est pas difficile à croire ; mais vingt beaux vers de Virgile écrasent toute l’ordonnance de la Pucelle. Les pieces de Shakespear ont des grossieretés barbares ; mais à-travers cette épaisse fumée brillent des traits de génie que lui seul y pouvoit mettre ; c’est d’après ces traits qu’on doit le juger, comme c’est d’après Cinna & Polieucte, & non d’après Tite & Bérénice, qu’on doit juger Corneille. L’école d’Italie, malgré tous ses défauts, est supérieure à l’école françoise, parce que les grands maîtres d’Italie sont sans comparaison en plus grand nombre que les grands maîtres de France, & parce qu’il y a dans les tableaux d’Italie des beautés que les François n’ont point atteintes. Qu’on ne m’accuse point ici de rabaisser ma nation, personne n’est plus admirateur que moi des excellens ouvrages qui en sont sortis ; mais il me semble qu’il seroit aussi ridicule de lui accorder la supériorité dans tous les genres, qu’injuste de la lui refuser dans plusieurs.

Sans nous écarter de notre sujet (car il s’agit ici des écoles des beaux Arts en général), nous pouvons appliquer à la Musique une partie de ce que nous venons de dire. Ceux de nos écrivains qui dans ces derniers tems ont attaqué la Musique italienne, & dont la plûpart, très-féconds en injures, n’avoient pas la plus légere connoissance de l’art, ont fait contr’elle un raisonnement précisément semblable à celui qui vient d’être réfuté. Ce raisonnement transporté de la Musique à la Peinture, eût été, ce me semble, la meilleure réponse qu’on pût opposer aux adversaires de la Musique italienne. Il ne s’agit pas de savoir si les Italiens ont beaucoup de mauvaise Musique, cela doit être, comme ils ont sans doute beaucoup de mauvais tableaux ; s’ils ont fait souvent des contre-sens ; cela doit être encore (voy. Contre-sens) ; si leurs points d’orgue sont déplacés ou non (voyez Point d’Orgue) ; s’ils ont prodigué ou non les ornemens mal-à-propos (voyez Gout) : il s’agit de savoir si dans l’expression du sentiment & des passions, & dans la peinture des objets de toute espece, leur Musique est supérieure à la nôtre, soit par le nombre, soit par la qualité des morceaux, soit par tous les deux ensemble. Voilà, s’il m’est permis de parler ainsi, l’énoncé du problème à résoudre pour juger la question. L’Europe semble avoir jugé en faveur des Italiens, & ce jugement mérite d’autant plus d’attention, qu’elle a tout-à-la-fois adopté généralement notre langue & nos pieces de théatre, & proscrit généralement notre Musique. S’est-elle trompée, ou non ? c’est ce que notre postérité décidera. Il me paroît seulement que la distinction si commune entre la Musique françoise & l’italienne, est frivole ou fausse. Il n’y a qu’un genre de Musique : c’est la bonne. A-t-on jamais parlé de la Peinture françoise & de la Peinture italienne ? La nature est la même par-tout, ainsi les

arts qui l’imitent, doivent aussi être par-tout semblables.

Comme il y a en Peinture différentes écoles, il y en a aussi en Sculpture, en Architecture, en Musique, & en général dans tous les beaux Arts. En Musique, par exemple, tous ceux qui ont suivi le style d’un grand maître (car la Musique a son style, comme le discours), sont ou peuvent être regardés comme de l’école de ce maître. L’illustre Pergolese est le Raphaël de la Musique italienne ; son style est celui qui mérite le plus d’être suivi, & qui en effet l’a été le plus par les artistes de sa nation : peut-être commencent-ils à s’écarter un peu trop du ton vrai, noble & simple, que ce grand homme avoit donné. Il semble que la Musique en Italie commence à approcher aujourd’hui du style de Seneque ; l’art & l’esprit s’y montrent quelquefois un peu trop, quoiqu’on y remarque encore des beautés vraies, supérieures, & en grand nombre.

Les François n’ont eu jusqu’ici que deux écoles de Musique, parce qu’ils n’ont eu que deux styles ; celui de Lulli, & celui du célebre M. Rameau. On sait la révolution que la musique de ce dernier artiste a causée en France ; révolution qui peut-être n’a fait qu’en préparer une autre : car on ne peut se dissimuler l’effet que la Musique italienne a commencé à produire sur nous. Lulli causa de même une révolution de son tems, il appliqua à notre langue la Musique que l’Italie avoit pour lors ; on commença par déclamer contre lui, & on finit par avoir du plaisir, & par se taire. Mais ce grand homme étoit trop éclairé pour ne pas sentir que de son tems l’art étoit encore dans l’enfance : il avoüoit en mourant, qu’il voyoit beaucoup plus loin qu’il n’avoit été : grande leçon pour ses admirateurs outrés & exclusifs. Voyez Musique, Peinture, &c. (O)

Ecole, (Manége.) Nous désignons dans nos manéges, la haute, la moyenne, & la basse école. Les chefs des académies se chargent des éleves les plus avancés ; & les instructions des autres, qu’ils ne perdent pas de vûe, est confiée à des écuyers qui sont sous leurs ordres.

Cette division relative aux gentilshommes, en suppose une semblable relativement aux chevaux ; l’une & l’autre sont également nécessaires. Si d’une part les académistes ne peuvent faire de véritables progrès qu’autant qu’on leur fera parcourir une chaîne de principes qui naissent les uns des autres, & qui se fortifient mutuellement, il est indispensable d’un autre côté de leur fournir des chevaux mis & ajustés de maniere à leur en faire sentir l’évidence.

Dès les premieres leçons il ne s’agit que de prescrire au cavalier les regles d’une belle assiete & d’une juste position ; mais ces regles sont bientôt oubliées, si l’on ne frappe l’intelligence du disciple par l’explication des raisons sur lesquelles elles sont appuyées : peut-être que la plûpart des maîtres négligent trop ce point important. Quoi qu’il en soit, on comprend qu’un cheval fixé dans les piliers, & auquel on ne demande qu’une action de piaffer dans une seule & même place, dérangera moins un académiste uniquement occupé du soin de se placer conformément aux préceptes qu’on lui a déduits, que si on l’obligeoit à monter sur le champ un cheval en liberté, qu’il redouteroit, qu’il voudroit retenir ou conduire, & qui le distrairoit des uniques objets sur lesquels son attention doit se fixer.

Ce n’est que lorsqu’il a connu quel doit être l’arrangement des différentes parties de son corps, & que l’on apperçoit qu’elles se présentent en quelque façon à sa volonté, que l’on peut lui donner un second cheval accoûtumé à cheminer au pas. Alors on lui indique les différens mouvemens de la main,