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re : car il est juste que ceux qui ne sont pas capables de se conduire eux-mêmes, soient gouvernés par autrui ; & il n’y a que ceux qui ont donné la naissance à un enfant, qui soient naturellement chargés du soin de le gouverner.

Dans le second état, c’est-à-dire lorsque les enfans ont atteint l’âge où leur jugement est mûr, il n’y a que les choses qui sont de quelqu’importance pour le bien de la famille paternelle ou maternelle, à l’égard desquelles ils dépendent de la volonté de leurs pere & mere ; & cela par cette raison, qu’il est juste que la partie se conforme aux intérêts du tout. Pour toutes les autres actions, ils ont alors le pouvoir moral de faire ce qu’ils trouvent à propos ; ensorte néanmoins qu’alors même ils doivent toûjours tâcher de se conduire, autant qu’il est possible, d’une maniere agréable à leurs parens.

Cependant comme cette obligation n’est pas fondée sur un droit que les parens ayent d’en exiger à la rigueur les effets, mais seulement sur ce que demandent l’affection naturelle, le respect & la reconnoissance envers ceux de qui on tient la vie & l’éducation, si un enfant vient à y manquer, ce qu’il fait contre le gré de ses parens n’est pas plus nul pour cela, qu’une donation faite par un légitime propriétaire contre les regles de l’économie, ne devient invalide par cette seule raison.

Dans le troisieme & dernier état, un enfant est maître absolu de lui même à tous égards ; mais il ne laisse pas d’être obligé à avoir pour son pere & pour sa mere, pendant tout le reste de sa vie, les sentimens d’affection, d’honneur & de respect, dont le fondement subsiste toûjours. Il suit de ce principe, que les actes d’un Roi ne peuvent point être annullés, par la raison que son pere ou sa mere ne les ont pas autorisés.

Si un enfant n’acquéroit jamais un degré de raison suffisant pour se conduire lui-même. comme il arrive aux innocens & aux lunatiques de naissance, il dépendroit toûjours de la volonté de son pere & de sa mere, mais ce sont-là des exemples rares, & hors du cours ordinaire de la nature : ainsi les liens de la sujétion des enfans ressemblent à leurs langes, qui ne leur sont nécessaires qu’à cause de la foiblesse de l’enfance. L’âge qui amene la raison, les met hors du pouvoir paternel, & les rend maîtres d’eux-mêmes ; ensorte qu’ils sont alors aussi égaux à leur pere & à leur mere, par rapport à l’état de liberté, qu’un pupille devient égal à son tuteur après le tems de la minorité réglé par les lois.

La liberté des enfans venus en âge d’hommes faits, & l’obeissance qu’ils doivent avant ce tems à leur pere & à leur mere, ne sont pas plus incompatibles que ne l’est, selon les plus zélés défenseurs de la monarchie absolue, la sujétion où se trouve un prince pendant sa minorité, par rapport à la reine régente, à sa nourrice, à ses tuteurs ou à ses gouverneurs, avec le droit qu’il a à la couronne qu’il hérite de son pere, ou avec l’autorité souveraine dont il sera un jour revêtu, lorsque l’âge l’aura rendu capable de se conduire lui-même & de conduire les autres.

Quoique les enfans, dès-lors qu’ils se trouvent en âge de connoître ce que demandent d’eux les lois de la nature, ou celles de la société civile dont ils sont membres, ne soient pas obligés de violer ces lois pour satisfaire leurs parens ; un enfant est toûjours obligé d’honorer son pere & sa mere, en reconnoissance des soins qu’ils ont pris de lui, & rien ne sauroit l’en dispenser. Je dis qu’il est toûjours obligé d’honorer son pere & sa mere, parce que la mere a autant de droit à ce devoir que le pere ; jusque-là que si le pere même ordonnoit le contraire à son enfant, il ne doit point lui obéir.

Mais j’ajoûte en même tems ici, & très-expressé-

ment, que les devoirs d’honneur, de respect, d’attachement,

de reconnoissance, dûs aux peres & meres, peuvent être plus ou moins étendus de la part des enfans, selon que le pere & la mere ont pris plus ou moins de soin de leur éducation, & s’y sont plus ou moins sacrifiés ; autrement un enfant n’a pas grande obligation à ses parens, qui, après l’avoir mis au monde, ont négligé de pourvoir selon leur état à lui fournir les moyens de vivre un jour heureusement ou utilement, tandis qu’eux-mêmes se sont livrés à leurs plaisirs, à leurs goûts, à leurs passions, à la dissipation de leur fortune, par ces dépenses vaines & superflues dont on voit tant d’exemples dans les pays de luxe. « Vous ne méritez rien de la patrie, dit avec raison un poëte romain, pour lui avoir donné un citoyen, si par vos soins il n’est utile à la république dans la guerre & dans la paix, & s’il n’est propre à faire valoir nos terres » :

Gratum est, quod patriæ civem, populoque dedisti ;
Si facis ut patriæ sit idoneus, utilis agris,
Utilis & bellorum, & pacis rebus agendis.

Juven. sat. xjv. 70 & seqq.

Il est donc aisé de décider la question long-tems agitée, si l’obligation perpétuelle où sont les enfans envers leurs pere & mere, est fondée principalement sur la naissance, ou sur les bienfaits de l’éducation. En effet, pour pouvoir raisonnablement prétendre que quelqu’un nous ait grande obligation d’un bien qu’il reçoit par notre moyen, il faut avoir sçû à qui l’on donnoit ; considérer si ce que l’on a fait a beaucoup coûté ; si l’on a eû intention de rendre service à celui qui en a profité, plûtôt que de se procurer à soi-même quelque utilité ou quelque plaisir ; si l’on s’y est porté par raison plûtôt que par les sens, ou pour satisfaire ses desirs ; enfin si ce que l’on donne peut être utile à celui qui le reçoit, sans que l’on fasse autre chose en sa faveur. Ces seules réflexions convaincront aisément, que l’éducation est d’un tout autre poids, pour fonder les devoirs des enfans envers leurs pere & mere, que ne l’est la naissance.

On agite encore sur ce sujet plusieurs questions importantes, mais dont la plûpart peuvent être résolues par les principes que nous avons établis : voici néanmoins les principales.

1°. On demande si les promesses & les engagemens d’un enfant sont valides. Je réponds que les promesses & les engagemens d’un enfant qui se trouve dans le premier état d’enfance dont nous avons parlé, sont nulles ; parce que tout consentement suppose 1°. le pouvoir physique de consentir ; 2°. un pouvoir moral, c’est-à-dire l’usage de la raison ; 3°. un usage sérieux & libre de ces deux sortes de pouvoir. Or les enfans qui n’ont pas l’usage de la raison, ne sont point dans ce cas ; mais quand le jugement est parfaitement formé, il n’est pas douteux que dans le droit naturel, l’enfant qui s’est engagé librement à quelque chose où il n’a point été surpris ni trompé, comme à quelque emprunt d’argent, ne doive payer cet emprunt sans se prévaloir du bénéfice des lois civiles.

2°. On demande, si un enfant parvenu à un âge mûr, ne peut pas sortir de sa famille, sans l’acquiescement de ses pere & mere. Je réponds que dans l’indépendance de l’état de nature, les chefs de famille ne peuvent pas retenir un tel enfant malgré lui, lorsqu’il demande à se séparer de ses parens pour vivre en liberté, & par des raisons valables.

Il suit de ce principe, que les enfans en âge mûr peuvent se marier sans le consentement de leur pere & de leur mere, parce que l’obligation d’écouter & de respecter les conseils de ses supérieurs n’ôte pas par elle-même le droit de disposer de son bien & de sa personne. Je sai que le droit des peres & meres