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de doute ; mais il étoit bien loin de penser que ce premier raisonnement, ce premier anneau par lequel il prétendoit saisir la chaîne entiere des connoissances humaines, supposât lui-même des notions très-abstraites, & dont le développement étoit très-difficile ; celles de pensée & d’existence. Locke en nous apprenant, ou plûtôt en nous démontrant le premier que toutes les idées nous viennent des sens, & qu’il n’est aucune notion dans l’esprit humain à laquelle il ne soit arrivé en partant uniquement des sensations, nous a montré le véritable point d’où les hommes sont partis, & où nous devons nous replacer pour suivre la génération de toutes leurs idées. Mon dessein n’est cependant point ici de prendre l’homme au premier instant de son être, d’examiner comment ses sensations sont devenues des idées, & de discuter si l’expérience seule lui a appris à rapporter ses sensations à des distances déterminées, à les sentir les unes hors des autres, & à se former l’idée d’étendue, comme le croit M. l’abbé de Condillac ; ou si, comme je le crois, les sensations propres de la vûe, du toucher, & peut-être de tous les autres sens, ne sont pas au contraire rapportées à une distance quelconque les unes des autres, & ne présentent pas par elles-mêmes l’idée de l’étendue. Voyez Idée, Sensation, Vue, Toucher, Substance spirituelle. Je n’ai pas besoin de ces recherches : si l’homme à cet égard a quelque chemin à faire, il est tout fait long-tems avant qu’il songe à se former la notion abstraite de l’existence ; & je puis bien le supposer arrivé à un point que les brutes mêmes ont certainement atteint, si nous avons droit de juger qu’elles on’une ame. Voyez Ame des Bêtes. Il est au moins incontestable que l’homme a sû voir avant que d’apprendre à raisonner & à parler ; & c’est à cette époque certaine que je commence à le considérer.

En le dépouillant donc de tout ce que le progrès de ses réflexions lui a fait acquérir depuis, je le vois, dans quelqu’instant que je le prenne, ou plûtôt je me sens moi-même assailli par une foule de sensations & d’images que chacun de mes sens m’apporte, & dont l’assemblage me présente un monde d’objets distincts les uns des autres, & d’un autre objet qui seul m’est présent par des sensations d’une certaine espece, & qui est le même que j’apprendrai dans la suite à nommer moi. Mais ce monde sensible, de quels élémens est-il composé ? Des points noirs, blancs, rouges, verds, bleus, ombrés ou clairs, combinés en mille manieres, placés les uns hors des autres, rapportés à des distances plus ou moins grandes, & formant par leur contiguité une surface plus ou moins enfoncée sur laquelle mes regards s’arrêtent ; c’est à quoi se réduisent toutes les images que je reçois par le sens de la vûe. La nature opere devant moi sur un espace indéterminé, précisément comme le peintre opere sur une toile. Les sensations de froid, de chaleur, de résistance, que je reçois par le sens du toucher, me paroissent aussi comme dispersées çà & là dans un espace à trois dimensions dont elles déterminent les différens points ; & dans lequel, lorsque les points tangibles sont contigus, elles dessinent aussi des especes d’images, comme la vûe, mais à leur maniere, & tranchées avec bien moins de netteté. Le goût me paroît encore une sensation locale, toûjours accompagnée de celles qui sont propres au toucher, dont elle semble une espece limitée à un organe particulier. Quoique les sensations propres de l’oüie & de l’odorat ne nous présentent pas à-la-fois (du moins d’une façon permanente) un certain nombre de points contigus qui puissent former des figures & nous donner une idée d’étendue, elles ont cependant leur place dans cet espace dont les sensations de la vûe & du toucher nous déterminent les dimensions ; & nous leur assignons toûjours une si-

tuation, soit que nous les rapportions à une distance

éloignée de nos organes, ou à ces organes mêmes. Il ne faut pas omettre un autre ordre de sensations plus pénétrantes, pour ainsi dire, qui rapportées à l’intérieur de notre corps, en occupant même quelquefois toute l’habitude, semblent remplir les trois dimensions de l’espace, & porter immédiatement avec elles l’idée de l’étendue solide. Je ferai de ces sensations une classe particuliere, sous le nom de tact intérieur ou sixieme sens, & j’y rangerai les douleurs qu’on ressent quelquefois dans l’intérieur des chairs, dans la capacité des intestins, & dans les os mêmes ; les nausées, le mal-aise qui précede l’évanoüissement, la faim, la soif, l’émotion qui accompagne toutes les passions ; les frissonnemens, soit de douleur, soit de volupté ; enfin cette multitude de sensations confuses qui ne nous abandonnent jamais, qui nous circonscrivent en quelque sorte notre corps, qui nous le rendent toûjours présent, & que par cette raison quelques metaphysiciens ont appellées sens de la coexistence de notre corps. Voy. les articles Sens & Toucher. Dans cette espece d’analyse de toutes nos idées purement sensibles, je n’ai point rejetté les expressions qui supposent des notions réfléchies, & des connoissances d’un ordre bien postérieur à la simple sensation : il falloit bien m’en servir. L’homme réduit aux sensations n’a point de langage, & il n’a pû les désigner que par les noms des organes dont elles sont propres, ou des objets qui les excitent ; ce qui suppose tout le système de nos jugemens sur l’existence des objets extérieurs, déjà formé. Mais je suis sûr de n’avoir peint que la situation de l’homme réduit aux simples impressions des sens, & je crois avoir fait l’énumération exacte de celles qu’il éprouve : il en résulte que toutes les idées des objets que nous appercevons par les sens, se réduisent, en derniere analyse, à une foule de sensations de couleur, de résistance, de son, &c. rapportées à différentes distances les unes des autres, & répandues dans un espace indéterminé, comme autant de points dont l’assemblage & les combinaisons forment un tableau solide (si l’on peut employer ici ce mot dans la même acception que les Géometres), auquel tous nos sens à-la-fois fournissent des images variées & multipliées indéfiniment.

Je suis encore loin de la notion de l’existence, & je ne vois jusqu’ici qu’une impression purement passive, ou tout au plus le jugement naturel par lequel plusieurs métaphysiciens prétendent que nous transportons nos propres sensations hors de nous-mêmes, pour les répandre sur les différens points de l’espace que nous imaginons. Voyez Sensation, Vue & Toucher. Mais ce tableau composé de toutes nos sensations, cet univers idéal n’est jamais le même deux instans de suite ; & la mémoire qui conserve dans le second instant l’impression du premier, nous met à portée de comparer ces tableaux passagers, & d’en observer les différences. (Le développement de ce phénomene n’appartient point à cet article, & je dois encore le supposer, parce que la mémoire n’est pas plus le fruit de nos réflexions que la sensation même. Voyez Mémoire). Nous acquérons les idées de changement & de mouvement (Remarquez que je dis idée, & non pas notion ; voyez ces deux articles). Plusieurs assemblages de ces points colorés, chauds ou froids, &c. nous paroissent changer de distance les uns par rapport aux autres, quoique les points eux-mêmes qui forment ces assemblages, gardent entr’eux le même arrangement ou la même coordination. Cette coordination nous apprend à distinguer ces assemblages de sensations par masses. Ces masses de sensations coordonnées, sont ce que nous appellerons un jour objets ou individus. Voy. ces deux mots. Nous voyons ces individus s’approcher, se fuir, disparoître quelquefois entierement, ou pour reparoî-