Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/355

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Discorde, dans les contes orientaux, & dans nos contes de fées ; ou sous la figure des animaux & des êtres matériels, que le poëte fait agir & parler à notre maniere : c’est le genre le plus étendu, & peut-être le seul vrai genre de la fable, par la raison même qu’il est le plus dépourvû de vraissemblance à notre égard.

Il s’agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par son égal. On s’apprivoise aux leçons des morts, parce qu’on n’a rien à démêler avec eux, & qu’ils ne se prévaudront jamais de l’avantage qu’on leur donne : on se plie même aux maximes outrées des fanatiques & des enthousiastes, parce que l’imagination étonnée ou éblouie en fait une espece d’hommes à part. Mais le sage qui vit simplement & familierement avec nous, & qui sans chaleur & sans violence ne nous parle que le langage de la vérité & de la vertu, nous laisse toutes nos prétentions à l’égalité : c’est donc à lui à nous persuader par une illusion passagere qu’il est, non pas au-dessus de nous (il y auroit de l’imprudence à le tenter), mais au contraire si fort au-dessous, qu’on ne daigne pas même se piquer d’émulation à son égard, & qu’on reçoive les vérités qui semblent lui échapper, comme autant de traits de naïveté sans conséquence.

Si cette observation est fondée, voilà le prestige de la fable rendu sensible, & l’art réduit à un point déterminé. Or nous allons voir que tout ce qui concourt à nous persuader la simplicité & la crédulité du poëte, rend la fable plus intéressante ; au lieu que tout ce qui nous fait douter de la bonne-foi de son récit, en affoiblit l’intérêt.

Quintilien pensoit que les fables avoient surtout du pouvoir sur les esprits bruts & ignorans ; il parloit sans doute des fables où la vérité se cache sous une enveloppe grossiere : mais le goût, le sentiment & les graces que Lafontaine y a répandus, en ont fait la nourriture & les délices des esprits les plus délicats, les plus cultivés, & les plus profonds.

Or l’intérêt qu’ils y prennent, n’est certainement pas le vain plaisir d’en pénétrer le sens. La beauté de cette allégorie est d’être simple & transparente, & il n’y a guere que les sots qui puissent s’applaudir d’en avoir percé le voile.

Le mérite de prévoir la moralité que la Mothe veut qu’on ménage aux lecteurs, parmi lesquels il compte les sages eux-mêmes, se réduit donc à bien peu de chose : aussi Lafontaine, à l’exemple des anciens, ne s’est-il guere mis en peine de la donner à deviner ; il l’a placée tantôt au commencement, tantôt à la fin de la fable ; ce qui ne lui auroit pas été indifférent, s’il eût regardé la fable comme une énigme.

Quelle est donc l’espece d’illusion qui rend la fable si séduisante ? On croit entendre un homme assez simple & assez crédule, pour repéter sérieusement les contes puérils qu’on lui a faits ; & c’est dans cet air de bonne-foi que consiste la naïveté du récit & du style.

On reconnoît la bonne-foi d’un historien, à l’attention qu’il a de saisir & de marquer les circonstances, aux réflexions qu’il y mêle, à l’éloquence qu’il employe à exprimer ce qu’il sent ; c’est-là sur-tout ce qui met Lafontaine au-dessus de ses modeles. Esope raconte simplement, mais en peu de mots ; il semble repéter fidelement ce qu’on lui a dit : Phedre y met plus de délicatesse & d’élégance, mais aussi moins de vérité. On croiroit en effet que rien ne dût mieux caractériser la naïveté, qu’un style dénué d’ornemens ; cependant Lafontaine a répandu dans le sien tous les thrésors de la Poésie, & il n’en est que plus naïf. Ces couleurs si variées & si brillantes sont elles-mêmes les traits dont la nature se peint dans les écrits de ce poëte, avec une simplicité merveilleuse.

Ce prestige de l’art paroît d’abord inconcevable ; mais dès qu’on remonte à la cause, on n’est plus surpris de l’effet.

Non-seulement Lafontaine a oüi dire ce qu’il raconte, mais il l’a vû ; il croit le voir encore. Ce n’est pas un poëte qui imagine, ce n’est pas un conteur qui plaisante ; c’est un témoin présent à l’action, & qui veut vous y rendre présent vous-même. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, sa politique, tout ce qu’il a d’imagination, de mémoire, & de sentiment, il met tout en œuvre de la meilleure foi du monde pour vous persuader ; & ce sont tous ces efforts, c’est le sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses avec les plus petites, c’est l’importance qu’il attache à des jeux d’enfans, c’est l’intérêt qu’il prend au procès pour un lapin & une belette, qui font qu’on est tenté de s’écrier à chaque instant, le bon homme ! On le disoit de lui dans la société, son caractere n’a fait que passer dans ses fables. C’est du fond de ce caractere que sont émanés ces tours si naturels, ces expressions si naïves, ces images si fideles ; & quand la Mothe a dit, du fond de sa cervelle un trait naïf s’arrache, ce n’est certainement pas le travail de Lafontaine qu’il a peint.

S’il raconte la guerre des vautours, son génie s’éleve. Il plut du sang ; cette image lui paroît encore foible. Il ajoûte pour exprimer la dépopulation :

Et sur son roc Promethée espéra
De voir bien-tôt une fin à sa peine.


La querelle de deux coqs pour une poule, lui rappelle ce que l’amour a produit de plus funeste :

Amour tu perdis Troye.


Deux chevres se rencontrent sur un pont trop étroit pour y passer ensemble ; aucune des deux ne veut reculer : il s’imagine voir

Avec Louis le Grand,
Philippe quatre qui s’avance
Dans l’île de la Conférence.


Un renard est entré la nuit dans un poulailler :

Les marques de sa cruauté
Parurent avec l’aube. On vit un étalage
De corps sanglans & de carnage ;
Peu s’en fallut que le soleil
Ne rebroussât d’horreur vers le manoir liquide, &c.

La Mothe a fait à notre avis une étrange méprise, en employant à tout propos, pour avoir l’air naturel, des expressions populaires & proverbiales : tantôt c’est Morphée qui fait litiere de pavots ; tantôt c’est la Lune qui est empêchée par les charmes d’une magicienne ; ici le lynx attendant le gibier, prépare ses dents à l’ouvrage ; là le jeune Achille est fort bien moriginé par Chiron. La Mothe avoit dit lui-même, mais prenons garde à la bassesse, trop voisine du familier. Qu’étoit-ce donc à son avis que faire litiere de pavots ? Lafontaine a toûjours le style de la chose :

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre.
. . . . . . . . . . . . .
Les tourterelles se fuyoient ;
Plus d’amour, partant plus de joie.

Ce n’est jamais la qualité des personnages qui le décide. Jupiter n’est qu’un homme dans les choses familieres ; le moucheron est un héros lorsqu’il combat le lion : rien de plus philosophique & en même tems rien de plus naïf, que ces contrastes. Lafontaine est peut-être celui de tous les Poëtes qui passe d’un extrème à l’autre avec le plus de justesse & de rapidité. La Mothe a pris ces passages pour de la gaî-