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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/356

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philosophique, & il les regarde comme une source du riant : mais Lafontaine n’a pas dessein qu’on imagine qu’il s’égaye à rapprocher le grand du petit ; il veut que l’on pense, au contraire, que le sérieux qu’il met aux petites choses, les lui fait mêler & confondre de bonne-foi avec les grandes ; & il réussit en effet à produire cette illusion. Par-là son style ne se soûtient jamais, ni dans le familier, ni dans l’héroïque. Si ses réflexions & ses peintures l’emportent vers l’un, ses sujets le ramenent à l’autre, & toûjours si à-propos, que le lecteur n’a pas le tems de desirer qu’il prenne l’essor, ou qu’il se modere. En lui, chaque idée réveille soudain l’image & le sentiment qui lui est propre ; on le voit dans ses peintures, dans son dialogue, dans ses harangues. Qu’on lise, pour ses peintures, la fable d’Apollon & de Borée, celle du Chêne & du Roseau ; pour le dialogue, celle de l’Agneau & du Loup, celle des compagnons d’Ulysse ; pour les monologues & les harangues, celle du Loup & des Bergers, celle du Berger & du Roi, celle de l’Homme & de la Couleuvre : modeles à-la-fois de philosophie & de poésie. On a dit souvent que l’une nuisoit à l’autre ; qu’on nous cite, ou parmi les anciens, ou parmi les modernes, quelque poëte plus riant, plus fécond, plus varié, plus gracieux & plus sublime, quelque philosophe plus profond & plus sage.

Mais ni sa philosophie, ni sa poésie ne nuisent à sa naïveté : au contraire, plus il met de l’une & de l’autre dans ses récits, dans ses réflexions, dans ses peintures ; plus il semble persuadé, pénétré de ce qu’il raconte, & plus par conséquent il nous paroît simple & crédule.

Le premier soin du fabuliste doit donc être de paroître persuadé ; le second, de rendre sa persuasion amusante ; le troisieme, de rendre cet amusement utile.

Pueris dant frustula blandi
Doctores, elementa velint ut discere prima. Horat.

Nous venons de voir de quel artifice Lafontaine s’est servi pour paroître persuadé ; & nous n’avons plus que quelques réflexions à ajoûter sur ce qui détruit ou favorise cette espece d’illusion.

Tous les caracteres d’esprit se concilient avec la naïveté, hors la finesse & l’affectation. D’où vient que Janot Lapin, Robin Mouton, Carpillon Fretin, la Gent-Trote-Menu, &c. ont tant de grace & de naturel ? d’où vient que don Jugement, dame Mémoire, & demoiselle Imagination, quoique très-bien caractérisés, sont si déplacés dans la fable ? Ceux-là sont du bon homme ; ceux-ci de l’homme d’esprit.

On peut supposer tel pays ou tel siecle, dans lequel ces figures se concilieroient avec la naïveté : par exemple, si on avoit élevé des autels au Jugement, à l’Imagination, à la Mémoire, comme à la Paix, à la Sagesse, à la Justice, &c. les attributs de ces divinités seroient des idées populaires, & il n’y auroit aucune finesse, aucune affectation à dire, le dieu Jugement, la déesse Mémoire, la nymphe Imagination ; mais le premier qui s’avise de réaliser, de caractériser ces abstractions par des épithetes recherchées, paroît trop fin pour être naïf. Qu’on refléchisse à ces dénominations, don, dame, demoiselle ; il est certain que la premiere peint la lenteur, la gravité, le recueillement, la méditation, qui caractérisent le Jugement : que la seconde exprime la pompe, le faste & l’orgueil, qu’aime à étaler la Mémoire : que la troisieme réunit en un seul mot la vivacité, la legereté, le coloris, les graces, & si l’on veut le caprice & les écarts de l’imagination. Or peut-on se persuader que ce soit un homme naïf qui le premier ait vû & senti ces rapports & ces nuances ?

Si Lafontaine employe des personnages allégori-

ques, ce n’est pas lui qui les invente : on est déjà familiarisé

avec eux. La fortune, la mort, le tems, tout cela est reçû. Si quelquefois il en introduit de sa façon, c’est toûjours en homme simple ; c’est que-sique-non, frere de la Discorde ; c’est tien-&-mien, son pere, &c.

La Mothe, au contraire, met toute la finesse qu’il peut à personnifier des êtres moraux & métaphysiques : Personnifions, dit-il, les vertus & les vices : animons, selon nos besoins, tous les êtres ; & d’après cette licence, il introduit la vertu, le talent, & la réputation, pour faire faire à celle-ci un jeu de mots à la fin de la fable. C’est encore pis, lorsque l’ignorance grosse d’enfant, accouche d’admiration, de demoiselle opinion, & qu’on fait venir l’orgueil & la paresse pour nommer l’enfant, qu’ils appellent la vérité. La Mothe a beau dire qu’il se trace un nouveau chemin ; ce chemin l’éloigne du but.

Encore une fois le poëte doit joüer dans la fable le rôle d’un homme simple & crédule ; & celui qui personnifie des abstractions métaphysiques avec tant de subtilité, n’est pas le même qui nous dit sérieusement que Jean Lapin plaidant contre dame Belette, allégua la coûtume & l’usage.

Mais comme la crédulité du poëte n’est jamais plus naive, ni par conséquent plus amusante que dans des sujets dépourvûs de vraissemblance à notre égard, ces sujets vont beaucoup plus droit au but de l’apologue, que ceux qui sont naturels & dans l’ordre des possibles. La Mothe après avoir dit,

Nous pouvons, s’il nous plaît, donner pour véritables
Les chimeres des tems passés,


ajoûte :

Mais quoi ? des vérités modernes
Ne pouvons-nous user aussi dans nos besoins ?
Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?

Ce raisonnement du plus au moins n’est pas concevable dans un homme qui avoit l’esprit juste, & qui avoit long-tems refléchi sur la nature de l’apologue. La fable des deux Amis, le Paysan du Danube, Philemon & Baucis, ont leur charme & leur intérêt particulier : mais qu’on y prenne garde, ce n’est là ni le charme ni l’intérêt de l’apologue. Ce n’est point ce doux soûrire, cette complaisance intérieure qu’excite en nous Janot Lapin, la mouche du coche, &c. Dans les premieres, la simplicité du poëte n’est qu’ingénue & n’a rien de ridicule : dans les dernieres, elle est naïve & nous amuse à ses dépens. C’est ce qui nous a fait avancer au commencement de cet article, que les fables, où les animaux, les plantes, les êtres inanimés parlent & agissent à notre maniere, sont peut-être les seules qui méritent le nom de fables.

Ce n’est pas que dans ces sujets même il n’y ait une sorte de vraissemblance à garder, mais elle est relative au poëte. Son caractere de naïveté une fois établi, nous devons trouver possible qu’il ajoûte foi à ce qu’il raconte ; & de-là vient la regle de suivre les mœurs ou réelles ou supposées. Son dessein n’est pas de nous persuader que le lion, l’âne & le renard ont parlé, mais d’en paroître persuadé lui-même ; & pour cela il faut qu’il observe les convenances, c’est-à-dire qu’il fasse parler & agir le lion, l’âne & le renard, chacun suivant le caractere & les intérêts qu’il est supposé leur attribuer : ainsi la regle de suivre les mœurs dans la fable, est une suite de ce principe, que tout y doit concourir à nous persuader la crédulité du poëte. Mais il faut que cette crédulité soit amusante, & c’est encore un des points où la Mothe s’est trompé ; on voit que dans ses fables il vise à être plaisant, & rien n’est si contraire au génie de ce poëme :