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famille catholique où personne ne le connoissoit encore, & où il avoit intérêt de donner bonne opinion de sa prudence, il eût hazardé un discours si extravagant, & qui pouvoit être regardé comme une injure ; mais on trouva plaisant de le lui attribuer, & par cette raison on continuera peut-être à le lui attribuer encore, non-seulement contre la vérité, mais même contre la vraissemblance. Cependant nous ne devons pas laisser ignorer à ceux qui liront cet Eloge, que ce conte ridicule, répété & même orné en passant de bouche en bouche, est peut-être ce qui a le plus nui à M. du Marsais. Les plaisanteries que notre frivolité se permet si legerement sans en prévoir les suites, laissent souvent après elles des plaies profondes ; la haine profite de tout ; & qu’il est doux pour cette multitude d’hommes que blesse l’éclat des talens, de trouver le plus leger prétexte pour se dispenser de leur rendre justice !

Cette imputation calomnieuse, & ce que nous avons rapporté au sujet de l’Histoire des Oracles, ne sont pas les seules persécutions que M. du Marsais ait essuyées. Il nous est tombé entre les mains un fragment d’une de ses lettres sur la legereté des soupçons qu’on forme contre les autres en matiere de religion. Il ne lui étoit que trop permis de s’en plaindre, puisqu’il en avoit été si souvent l’objet & la victime. Nous apprenons par ce fragment, que des hommes qui se disoient Philosophes, l’avoient accusé d’impiété, pour avoir soûtenu contre les Cartésiens, que les bêtes n’étoient pas des automates. Ses Adversaires donnoient pour preuve de cette accusation, l’impossibilité qu’il y avoit, selon eux, de concilier l’opinion qui attribue du sentiment aux bêtes, avec les dogmes de la spiritualité & de l’immortalité de l’ame, de la liberté de l’homme, & de la justice divine dans la distribution des maux[1]. M. du Marsais répondoit que l’opinion qu’il avoit soûtenue sur l’ame des bêtes, n’étoit pas la sienne ; qu’avant Descartes elle étoit absolument générale, comme conforme aux premieres notions de l’expérience & du sens commun, & même au langage de l’Ecriture ; que depuis Descartes même elle avoit toûjours prévalu dans la plûpart des Ecoles, qui ne s’en étoient pas crues moins orthodoxes ; enfin que c’étoit apparemment le sort de quelque opinion que ce fût sur l’ame des bêtes, de faire taxer d’irreligion ceux qui la soûtenoient, puisque Descartes lui-même en avoit été accusé de son tems, pour avoir prétendu que les animaux étoient de pures machines. Il en a été de même parmi nous, d’abord des partisans des idées innées, & depuis pu de leurs Adversaires ; plusieurs autres opinions semblables ont eu cette singuliere destinée, que le pour & le contre ont été successivement traités comme impies ; tant le zele aveuglé par l’ignorance, est ingénieux à se forger des sujets de scandale, & à se tourmenter lui-même & les autres.

M. du Marsais, après la chûte de M. Law, entra chez M. le Marquis de Bauffremont. Le séjour qu’il y fit durant plusieurs années, est une des époques les plus remarquables de sa vie, par l’utilité dont il a été pour les Lettres. Il donna occasion à M. du Marsais de se dévoiler au Public pour ce qu’il étoit, pour un Grammairien profond & philosophe, & pour un esprit créateur dans une matiere sur laquelle se sont exercés tant d’excellens Ecrivains. C’est principalement en ce genre qu’il s’est acquis une réputation immortelle, & c’est aussi par ce côté important que nous allons désormais l’envisager.

Un des plus grands efforts de l’esprit humain, est d’avoir assujetti les Langues à des regles ; mais cet effort n’a été fait que peu-à-peu. Les Langues, formées d’abord sans principes, ont été plus l’ouvrage du besoin que de la raison ; & les Philosophes réduits à débrouiller ce cahos informe, se sont bornés à en diminuer le plus qu’il étoit possible l’irrégularité, & à réparer de leur mieux ce que le Peuple avoit construit au hasard : car c’est aux Philosophes à régler les Langues, comme c’est aux bons Ecrivains à les fixer. La Grammaire est donc l’ouvrage des Philosophes ; mais ceux qui en ont établi les regles, ont fait comme la plûpart des inventeurs dans les Sciences : ils n’ont donné que les résultats de leur travail, sans montrer l’esprit qui les avoit guidés. Pour bien saisir cet esprit si précieux à connoître, il faut se remettre sur leurs traces ; mais c’est ce qui n’appartient qu’à des Philosophes comme eux. L’étude & l’usage suffisent pour apprendre les regles, & un degré de conception ordinaire pour les appliquer ; l’esprit philosophique seul peut remonter jusqu’aux principes sur lesquels les regles sont établies, & distinguer le Grammairien de génie du Grammairien de mémoire. Cet esprit apperçoit d’abord dans la Grammaire de chaque Langue les principes généraux qui sont communs à toutes les autres, & qui forment la Grammaire générale ; il démêle ensuite dans les usages particuliers à chaque Langue ceux qui peuvent être fondés en raison, d’avec ceux qui ne sont que l’ouvrage du hasard ou de la négligence : il observe l’influence réciproque que les Langues ont eue les unes sur les autres, & les altérations que ce mélange leur a données, sans leur ôter entierement leur premier caractere : il balance leurs avantages & leurs desavantages mutuels ; la différence de leur construction, ici libre, hardie & variée, là réguliere, timide & uni-

  1. Voyez dans ce Volume l’article Forme substantielle.