Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/87

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aura pas un tout contraire ; démêler à-travers l’illusion d’un bien prochain & apparent, les maux réels qu’un long enchaînement de causes ignorées amenera à sa suite ; connoître les véritables plaies de la société, remonter à leurs causes ; distinguer les remedes des palliatifs ; se défendre enfin des prestiges de la séduction ; porter un regard sévere & tranquille sur un projet au milieu de cette atmosphere de gloire, dont les éloges d’un public aveugle & notre propre enthousiasme nous le montrent environné : ce seroit l’effort du plus profond génie, & peut-être la politique n’est-elle pas encore assez avancée de nos jours pour y réussir. Souvent on présentera à quelques particuliers des secours contre un mal dont la cause est générale ; & quelquefois le remede même qu’on voudra opposer à l’effet, augmentera l’influence de la cause. Nous avons un exemple frappant de cette espece de mal-adresse, dans quelques maisons destinées à servir d’asyle aux femmes repenties. Il faut faire preuve de débauche pour y entrer. Je sais bien que cette précaution a dû être imaginée pour empêcher que la fondation ne soit détournée à d’autres objets : mais cela seul ne prouve-t-il pas que ce n’étoit pas par de pareils établissemens étrangers aux véritables causes du libertinage, qu’il falloit le combattre ? Ce que je dis du libertinage, est vrai de la pauvreté. Le pauvre a des droits incontestables sur l’abondance du riche ; l’humanité, la religion nous sont également un devoir de soulager nos semblables dans le malheur : c’est pour accomplir ces devoirs indispensables, que tant d’établissemens de charité ont été élevés dans le monde chrétien pour soulager des besoins de toute espece ; que des pauvres sans nombre sont rassembles dans des hôpitaux, nourris à la porte des couvens par des distributions journalieres. Qu’est-il arrivé ? c’est que précisément dans les pays où ces ressources gratuites sont les plus abondantes, comme en Espagne & dans quelques parties de l’Italie, la misere est plus commune & plus générale qu’ailleurs. La raison en est bien simple, & mille voyageurs l’ont remarquée. Faire vivre gratuitement un grand nombre d’hommes, c’est soudoyer l’oisiveté & tous les desordres qui en sont la suite ; c’est rendre la condition du fainéant préférable à celle de l’homme qui travaille ; c’est par conséquent diminuer pour l’état la somme du travail & des productions de la terre, dont une partie devient nécessairement inculte : de-là les disettes fréquentes, l’augmentation de la misere, & la dépopulation qui en est la suite ; la race des citoyens industrieux est remplacée par une populace vile, composée de mendians vagabonds & livrés à toutes sortes de crimes. Pour sentir l’abus de ces aumônes mal dirigées, qu’on suppose un état si bien administré, qu’il ne s’y trouve aucun pauvre (chose possible sans doute, pour tout état qui a des colonies à peupler, voy. Mendicité.) ; l’établissement d’un secours gratuit pour un certain nombre d’hommes y créeroit tout-aussi-tôt des pauvres, c’est-à-dire donneroit à autant d’hommes un intérêt de le devenir, en abandonnant leurs occupations : d’où résulteroient un vuide dans le travail & la richesse de l’état, une augmentation du poids des charges publiques sur la tête de l’homme industrieux, & tous les desordres que nous remarquons dans la constitution présente des sociétés. C’est ainsi que les vertus les plus pures peuvent tromper ceux qui se livrent sans précaution à tout ce qu’elles leur inspirent : mais si des desseins pieux & respectables démentent toutes les espérances qu’on en avoit conçûes, que faudra-t-il penser de toutes ces fondations qui n’ont eu de motif & d’objet véritable que la satisfaction d’une vanité frivole, & qui sont sans doute les plus nombreux ? Je ne craindrai point de dire que si on comparoit les avantages

& les inconvéniens de toutes les fondations qui existent aujourd’hui en Europe, il n’y en auroit peut-être pas une qui soûtînt l’examen d’une politique éclairée.

2°. Mais de quelque utilité que puisse être une fondation, elle porte dans elle-même un vice irremédiable, & qu’elle tient de sa nature, l’impossibilité d’en maintenir l’exécution. Les fondateurs s’abusent bien grossierement, s’ils imaginent que leur zele se communiquera de siecle en siècle aux personnes chargées d’en perpétuer les effets. Quand elles en auroient été animées quelque tems, il n’est point de corps qui n’ait à la longue perdu l’esprit de sa premiere origine. Il n’est point de sentiment qui ne s’amortisse par l’habitude même & la familiarité avec les objets qui l’excitent. Quels mouvemens confus d’horreur, de tristesse, d’attendrissement sur l’humanité, de pitié pour les malheureux qui souffrent, n’éprouve pas tout homme qui entre pour la premiere fois dans une salle d’hôpital ! Eh bien qu’il ouvre les yeux & qu’il voye : dans ce lieu même, au milieu de toutes les miseres humaines rassemblées, les ministres destinés à les secourir se promenent d’un air inattentif & distrait ; ils vont machinalement & sans intérêt distribuer de malade en malade des alimens & des remedes prescrits quelquefois avec une négligence meurtriere ; leur ame se prête à des conversations indifférentes, & peut-être aux idées les plus gaies & les plus folles ; la vanité, l’envie, la haine, toutes les passions, regnent-là comme ailleurs, s’occupent de leur objet, le poursuivent ; & les gémissemens, les cris aigus de la douleur ne les détournent pas davantage, que le murmure d’un ruisseau n’interromproit une conversation animée. On a peine à le concevoir ; mais on a vû le même lit être à-la-fois le lit de la mort & le lit de la débauche. Voyez Hopital. Tels sont les effets de l’habitude par rapport aux objets les plus capables d’émouvoir le cœur humain. Voilà pourquoi aucun enthousiasme ne se soûtient ; & comment sans enthousiasme, les ministres de la fondation la rempliront-ils toûjours avec la même exactitude ? Quel intérêt balancera en eux la paresse, ce poids attaché à la nature humaine, qui tend sans cesse à nous retenir dans l’inaction ! Les précautions même que le fondateur a prises pour leur assurer un revenu constant, les dispensent de le mériter. Fondera-t-il des surveillans, des inspecteurs, pour faire exécuter les conditions de la fondation ? Il en sera de ces inspecteurs comme de tous ceux qu’on établit pour maintenir quelque regle que ce soit. Si l’obstacle qui s’oppose à l’exécution de la regle vient de la paresse, la même paresse les empêchera d’y veiller ; si c’est un intérêt pécuniaire, ils pourront aisément en partager le profit. Voyez Inspecteurs. Les surveillans eux-mêmes auroient donc besoin d’être surveillés, & où s’arrêteroit cette progression ridicule ? Il est vrai qu’on a obligé les chanoines à être assidus aux offices, en réduisant presque tout leur revenu à des distributions manuelles ; mais ce moyen ne peut obliger qu’à une assistance purement corporelle : & de quelle utilité peut il être pour tous les autres objets bien plus importans des fondations ? Aussi presque toutes les fondations anciennes ont-elles dégénéré de leur institution primitive : alors le même esprit qui avoit fait naître les premieres, en a fait établir de nouvelles sur le même plan, ou sur un plan différent ; lesquelles, après avoir dégénéré à leur tour, sont aussi remplacées de la même maniere. Les mesures sont ordinairement si bien prises par les fondateurs, pour mettre leurs établissemens à l’abri des innovations extérieures, qu’on trouve ordinairement plus aisé, & sans doute aussi plus honorable, de fonder de nouveaux établissemens, que de réformer les an-