Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/162

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les carafes, les fourchettes sont choses inconnues : à peine y a-t-il à Téhéran cinq ou six grands personnages sachant se servir de ces instruments civilisés.

On raconte même à ce sujet que, trois mois avant son premier voyage en Europe, le chah se fit donner des leçons de fourchette ; son éducation ayant été des plus laborieuses, il eut la fantaisie d’amuser l’andéroun aux dépens de ses ministres, et les invita, dans ce but, a venir dîner au palais. L’étiquette persane exigeant que le roi mange seul, il ne pouvait présider au festin et s’était caché avec ses favorites derrière un paravent, à travers les joints duquel on pouvait suivre des yeux les péripéties du banquet.

Les convives arrivèrent à l’heure dite, tout heureux de goûter aux merveilles de la cuisine

Imanzaddé Yaya

royale ; mais la cigogne invitée chez le loup ne lit pas plus triste figure que les Excellences en constatant que le dîner, préparé à l’européenne, devait être mangé avec des fourchettes. Les ministres tirent d’abord bonne contenance, s’assirent et mirent la meilleure volonté du monde à couper avec les couteaux et à maintenir au moyen de fourchettes les viandes placées sur leurs assiettes ; ils s’encourageaient les uns les autres et enviaient le sort de leurs collègues assez habiles pour se régaler sans se piquer la langue ou les lèvres. Le roi et ses femmes se réjouissaient à la vue de l’embarras général, quand l’une d’elles, voulant prendre la place de sa compagne, heurta le paravent. Un bruit épouvantable fit retourner tous les assistants : l’écran s’était abattu. Sauve-qui-peut général : les femmes non voilées ramènent par un mouvement instinctif leurs jupes sur leur figure sans songer aux suites de cette imprudente manœuvre, tandis que les convives, désireux de prouver à leur souverain la pureté de leurs intentions,