Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/208

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Vers midi j’entends tout a coup un bruit de grelots. Les odalisques célestes se pareraient-elles de clochettes comme le serpent tentateur ? Saints imams de Kerbéla, soyez bénis tout de même ! à défaut d’esclaves éthérées, c’est la caravane.

Les tcharvadars, inquiets, en arrivant à Passangan, de ne point nous trouver au caravansérail, préoccupés surtout de la manière dont seront soignés leurs chevaux, ont pris le parti de nous rejoindre. Si les Persans ont des défauts insupportables, s’ils mentent et volent sans trêve ni merci, ils possèdent en revanche un fond de résignation et de patience inépuisable. Ainsi ces muletiers, contraints par suite de notre étourderie à changer la marche de la caravane et à la mener dans un lieu dépourvu d’eau et de vivres, ne profèrent même pas une plainte.

Les voyageurs sont tout aussi calmes : pourquoi récrimineraient-ils contre nous : leur colère modifierait-elle les conséquences de notre erreur ? « Dieu est grand, et les Faranguis sont des peder aouklita (fils de pères rôtis aux enfers), se contentent-ils de penser a part eux. Quand on fait route avec des chiens pourris, il ne faut pas s’attendre à flairer l’odeur de la rose. »

7 août. — A minuit la caravane arrive à Simsin ; le village est très éloigné de la voie ; le caravansérail, abandonné, n’a ni porte ni gardien ; le tchaparkhanè se trouve heureusement sur notre chemin ; on frappe, le tchaparchy se fait longtemps héler avant de donner signe de vie et répond, après avoir parlementé, qu’il n’a à vendre aucun approvisionnement. Il consent cependant il nous céder deux œufs durs et un paquet de pains.

Depuis hier toute la caravane ne s’est délectée que de pastèques avariées et de fruits véreux ; nous seuls cependant, malgré le secours d’une volaille, crions famine de caravansérail en tchaparkhanè et faisons des bassesses pour deux œufs. C’est humiliant.

Me serais-je trop pressée d’admirer la patience des Persans ? Il en est un qui proteste, ce me semble, de la belle façon contre les fantaisies des Faranguis : mon mulet, furieux de passer sans s’y arrêter devant tous les caravansérails classiques, se plaint de cette infraction aux usages et témoigne son mécontentement en se couchant. Dès que j’ai mis pied à terre, la bête se relève,fait des façons avant de m’autoriser a remonter sur son dos et se décide enfin à repartir ; nous voyageons quelques instants comme de bons amis, puis elle s’agenouille de nouveau. Sept fois de suite, depuis minuit jusqu a l’aurore, elle me dépose sur le sol, et, comme ces déplacements pourraient à la longue être fort nuisibles à un voyageur porteur d’armes chargées, mon bonheur est égal à celui de ma fantasque monture quand j’aperçois les grands jardins plantés tout auprès du village de Nasrabad. La caravane est en route depuis trente heures et en a passé vingt et une en marche : mea culpa, mea maxima culpa ; mais trois farsakhs seulement la séparent de Kachan. A tout péché miséricorde.

La route de Téhéran a Kachan, une des voies les plus fréquentées de la Perse, traverse sur tout son parcours des villages très pauvres. Les voyageurs, ne pouvant, comme dans l’Azerbeïdjan, loger chez l’habitant, vont chercher un abri dans des caravansérails approvisionnés d’eau, de paille, de pastèques et de lait aigre.

La création de ces vastes édifices remonte à une antique origine. Hérodote ne parle que des gites d’étapes placés sur la route de Suse à Sardes, mais il est probable que, de son temps, on trouvait déjà dans tout l’Iran des constructions destinées à recevoir les caravanes ou les troupes en marche. La distribution des étapes, commandée par la position géographique des cols et des kanots, ne doit guère avoir été modifiée, et les dispositions des bâtiments appropriés au climat du pays ont persisté en dépit des siècles et dés architectes.

Le caravansérail de Nasrabad est une immense construction quadrangulaire dont une cour entourée d’arcades occupe le centre. Derrière ces arcades se trouvent les écuries, disposées dans des galeries voûtées, semblables aux nefs des églises gothiques, et divisées en