Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/226

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13 août. — Pendant l’été les habitants de Kachan vont s’installer ou du moins faire de fréquentes stations au village de Fin, situé à un farsakh à peine de la ville. Le site est enchanteur ; une source abondante alimente de ses eaux une quarantaine de moulins et entretient une belle verdure autour d’un palais construit sous les successeurs d’Abbas le Grand. C’est dans cette paisible retraite que le chah a fait exécuter son beau-frère, l’émir nizam Mirza Taguy khan.

Dans son enfance, Nasr ed-din avait pris en grande amitié un de ses compagnons de jeu, fils d’un serviteur du palais. Devenu roi, il combla de titres et d’honneurs son favori, l’éleva à la dignité de premier ministre et mit le comble à ses bontés en le mariant à sa propre sœur.

Ces faveurs étaient justifiées : l’émir nizam était un grand esprit politique et possédait une vertu bien rare en Orient : la probité.

Il s’efforça d’imposer le respect de l’autorité royale à de nombreux feudataires à peu près indépendants, diminua la prépondérance du clergé dans les affaires juridiques et essaya de réprimer les abus administratifs.

Ces tentatives de réforme lui valurent la haine des grands et des prêtres ; mais il aurait cependant surmonté tous les obstacles, s’il n’avait commis l’imprudence d’adresser à sa belle mère de sévères remontrances sur les débordements de sa conduite privée. A partir de ce moment sa mort fut résolue, et l’on ne chercha plus qu’à le perdre dans l’esprit du roi. Instruit des complots tramés contre lui, et comprenant à la froideur toujours croissante de son souverain que sa vie était en péril, le premier ministre commit une faute impardonnable en demandant à l’ambassadeur de Russie, auquel il avait rendu de grands services, des gardes pour le protéger.

C’était méconnaître les droits de la royauté et essayer même de les violer.

À cette nouvelle, Nasr ed-din crut que son beau-frère poussait l’ambition jusqu’à vouloir le détrôner ; il fut saisi d’un accès de fureur sauvage, et prévenir l’ambassadeur de Russie que, si ses gardes ne quittaient pas sur-le-champ le palais du premier ministre, il irait lui-même les en chasser, et ordonna au soi-disant rebelle de se rendre en exil à Kachan.

L’émir nizam ne se fit aucune illusion sur le sort qui l’attendait. « Je suis le serviteur de Nasr ed-din chah et je pars à l’instant même, dit-il : ma perte est certaine, mais je mourrai avec la consolante pensée que je serai regretté. » Ses pressentiments ne le trompaient pas : profilant.d’un instant de faiblesse du roi, les ennemis de l’émir nizam obtinrent la permission de le tuer. Le messager envoyé à Kachan était parti depuis deux heures quand Nasr ed-din, revenu à lui, fut saisi de terribles remords et expédia en toute hâte un second courrier, chargé de contremander les premiers ordres.

Quelle fut la personne assez influente et assez audacieuse pour retarder le départ de cet émissaire de miséricorde ? C’est un point qui n’a jamais été éclairci. Quoi qu’il en soit, quand la grâce du premier ministre arriva à Bag-i-Fin, l’émir nizam nageait dans son sang ; on lui avait ouvert les quatre veines, et depuis quelques minutes il avait rendu le dernier soupir.

Le repentir et la douleur de Nasr ed-din apprirent aux ennemis du premier ministre combien était redoutable l’adversaire dont ils s’étaient si cruellement défaits. Pendant longtemps le chah ne put se consoler de la mort de son ancien favori, et depuis cet événement sa physionomie prit le caractère morose qu’elle a toujours conservé.

14 août. — Il faut tout quitter quand on voyage, même les villes bien balayées.

Deux voies de caravane mettent en communication Kachan et la capitale de l’Irak. La route d’hiver longe le désert et passe à Nateins, où s’élèvent les ruines d’une mosquée revêtue