Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/227

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autrefois d’admirables faïences à reflets métalliques ; la route d’été, impraticable pendant la mauvaise saison, serpente sur les flancs de hautes montagnes ; c’est celle que nous avons suivie.

Les sauvages beautés du paysage font oublier les difficultés du chemin. Sous les rayons d’une lune étincelante, l’un des flancs de la montagne semble éclairé par la lumière électrique, tandis que la gorge, plongée dans une obscurité complète, est couronnée de clartés brillantes, accrochées sur les crêtes les plus hautes. La violente opposition de l’ombre et de la lumière accentue les lignes grandioses de ces rochers escarpés.

À mi-chemin du col, la caravane passe devant un grand caravansérail. « C’est un repaire de bandits », assurent les tcharvadars. Je suis en Perse depuis quatre mois et n’ai pas voyagé une seule nuit sans entendre parler de brigands et de voleurs : cependant en fait de fripons je n’ai jamais vu que des domestiques ou des administrateurs. En considération de la frayeur des femmes, je passe devant les portes du caravansérail, sans défier, à l’exemple de don Quichotte mon patron, les habitants de cette paisible auberge, et j’arrive bientôt sur les bords d’un grand lac artificiel formé par un barrage placé entre deux montagnes. Cette digue, construite sous chah Abbas, probablement à la même époque que celle de Saveh, retient toutes les eaux hivernales qui arrosent et fertilisent pendant l’été la plaine de Kachan.

À partir du lac, le sentier devient à peu près impraticable, l’air fraîchit et nous apercevons bientôt le pic le plus élevé de cette partie de la chaîne ; il atteint, si je m’en rapporte aux levés des employés de la ligne télégraphique anglaise, trois mille cinq cent quatre vingt-quinze mètres.

Après huit heures d’ascension, la caravane franchit un premier col. Des troupeaux de moutons placés sous la garde de molosses farouches sont parqués dans un repli de ce passage : les bergers nous offrent du fromage et du lait aigre, les chevaux soufflent un moment, puis nous nous remettons en route. Une heure plus tard apparaît Korout.

Le bourg, perdu au milieu des rochers et de la verdure, se présente à mes yeux surpris comme une évocation d’un site des Alpes ou des Pyrénées ; n’étaient les minarets et les terrasses, je me croirais volontiers dans les environs d’Interlaken ou de Luchon.

Les paysans de Korout, préservés du contact des hordes arabes et mogoles par la hauteur de leurs montagnes, ensevelis tout l’hiver sous la neige et privés pendant la moitié de l’année de communications avec les gens de la plaine, ont conservé pures de tout mélange leur race et leur langue. Aussi le dialecte iranien parlé sur ces hauteurs contient-il peu de racines étrangères et paraît-il avoir les plus grandes analogies avec le pehlvi.

Comme dans tous les pays de montagnes, les troupeaux constituent la richesse des villageois : les moutons ne sont pas seulement remarquables par leur taille élevée, la saveur de leur chair et la finesse de leur laine utilisée dans la fabrication des tapis, mais encore par la queue volumineuse qui couvre entièrement le train postérieur et retombe sur les cuisses ; cet énorme appendice graisseux est quelquefois si développé après l’engraissement, que les bergers sont obligés de le faire reposer sur de petites charrettes. Les Persans ne mangent pas d’ailleurs la queue de mouton ; ils la jettent dans des marmites, en extraient une graisse très fine, la mêlent au beurre, et fabriquent ainsi le roougan, avec lequel on prépare tous les aliments.

15 août. — Le thermomètre centigrade marque six degrés et demi quand nous sortons de Korout vers onze heures du soir. Hier, à Kachan, il indiquait quarante-six degrés à l’ombre ; cette différence de température provient du rayonnement nocturne et de la différence d’altitude des deux stations. Pendant la durée de la dernière étape nous nous sommes en effet élevés de près de dix-sept cents mètres. Nos domestiques, vêtus de légères robes de coton,