Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/228

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claquent des dents et feraient des emprunts à notre garde-robe si, en bons musulmans, ils ne craignaient de s’impurifier en touchant à des vêtements de chrétiens.

Tout notre monde met pied à terre, et la caravane atteint vivement la ligne de faîte. Au delà du col (deux mille neuf cents mètres au-dessus du niveau de la mer), le sentier s’élargit, descend dans des vallonnements dénués de culture, traverse des plateaux hérissés de rochers et conduit enfin au village de Saux, bâti à l’entrée de la plaine qui s’étend au sud jusqu’à Ispahan.

Une petite coupole de maçonnerie construite au pied d’une roche escarpée attire tout d’abord mon regard. Ici repose Hadji Yaya, général persan, traîtreusement assassiné par un de ses soldats, qui fut pelé vivant en punition de son crime.

L’édifice, inachevé, est fort simple, et je me repentirais d’avoir perdu mon temps à venir le visiter, si une fondation pieuse du caractère le plus singulier n’était attribuée à ce tombeau.

Au milieu de la cour s’étend un vaste bassin rempli d’eau courante. En m’approchant,


Montagnard de Korout et moutons a grosses queue.


j’aperçois sur le sol maçonné une tache noire à peu près immobile. Je jette un morceau de pain à la surface de l’eau ; immédiatement la tache se divise en une infinité de parties, et des poissons au dos noir et au ventre argenté se précipitent en foule sur l’appât offert à leur voracité : il ne faut pas assister à leurs combats homériques et à leurs manœuvres gloutonnes, quand le morceau de pain est trop dur ou trop volumineux pour être avalé avant d’avoir été détrempé, si l’on veut conserver quelque estime pour la gent aquatique. « Personne n’est autorisé à manger ces animaux : ils sont sacrés, et ceux qui ont osé les tuer sont morts sur-le-champ en punition de leur sacrilège », assure d’un ton doctoral une vieille sorcière chargée de surveiller cette sainte école de pisciculture.

Le but de cette fondation m’échappe et je cherche en vain le lien mystérieux qui peut unir des carpes à la peau tannée d’un vieux général persan.

Seul le prince Zellè sultan, en véritable sceptique, s’est hasardé à faire frire les poissons sacrés ; par privilège spécial il a échappé à la mort, mais le sort de l’un de ses serviteurs coupable d’avoir goûté, lui aussi, aux débris de ce régal, a été moins heureux. Ce pauvre garçon fut trouvé mort, la tête trouée d’une balle, une heure après son repas. Désarmés en