Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/258

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premiers rangs de la colonne ispahanienne et jeta une telle panique parmi cette troupe inexpérimentée que, brusquement attaquée par les fugitifs reportés en avant à la voix de leur général, elle fut taillée en pièces et entraîna dans sa déroute l’armée tout entière. Aman Ullali khan poursuivit le mouvement offensif, chargea l’artillerie persane, restée sans défense, sabra les canonniers et, dirigeant les bouches à feu sur l’infanterie placée au premier rang, en fit un carnage épouvantable. A la vue de leur propre artillerie couvrant de mitraille leur arrière-garde, les Persans perdirent tout courage, abandonnèrent le champ de bataille et cherchèrent leur salut derrière les murs d’Ispahan, munis de plus de quatre cents canons. Bon nombre d’entre eux désertèrent et reprirent directement, en petits corps isolés, le chemin de leur village.

Mahmoud ne songea même pas à profiter du désordre des vaincus et à entrer avec eux dans Ispahan ; stupéfié par son bonheur, il regagna ses retranchements et laissa les Persans ramener tranquillement quelques-uns des canons abandonnés sur le champ de bataille. Il ne se décida à reprendre les hostilités qu’après avoir entendu de la bouche d’un espion le récit des scènes de désordre et de confusion qu’avait provoquées en ville le désastre des troupes royales. La cour avait quitté Farah-Abad ; les Afghans y entrèrent, puis Mahmoud s’avança sur Djoulfa, qui soutint un assaut de plus de deux jours, réduisit la ville chrétienne à demander la capitulation, exigea pour la préserver du pillage une contribution de soixante-dix mille tomans et un tribut de cinquante belles jeunes filles, choisies dans les premières familles de la cité, et établit enfin le centre de ses opérations sur la rive droite du Zendèroud, à l’extrémité du Tchaar-Bag. Le vainqueur, malgré son audace justifiée par des succès inespérés, aima mieux investir la ville que de tenter un assaut avec des forces insuffisantes.

Le blocus commença dès le mois de mars ; en août la population mangea les mulets, les chevaux et les chameaux ; en septembre elle eut recours à la viande de chien et de chat, puis elle se nourrit de pain d’écorce d’arbres et enfin de chair humaine. Pendant toute la durée du siège, chah. Houssein, livré aux factions, se contentait de répéter aux chefs de chacune d’elles :

« Prenez des troupes, défendez-vous ; je serai content s’il me reste le palais de Farah-Abad. »

Le P. lvrusinski, moine polonais qui habitait Ispahan à cette époque, nous a laissé l’effroyable peinture des horreurs de ce siège. Les souffrances de la population étaient devenues insoutenables ; l’eau du Zendèroud était corrompue par les cadavres qu’elle charriait, la famine décimait le peuple. Quand la cour en fut réduite aux aliments qui soutenaient encore les hommes les plus vigoureux, sa constance ne dura pas longtemps. Des négociations furent ouvertes, et chah Houssein se décida à abdiquer en faveur de Mahmoud, afin d’éviter à sa capitale les horreurs d’une prise d’assaut.

Le 23 octobre il monta à cheval, vêtu de deuil, et s’achemina tristement vers Farah-Abad, ce « séjour de la joie » auquel il avait tout sacrifié. On fit attendre longtemps l’infortuné monarque à l’entrée de son propre palais, sous prétexte que le vainqueur dormait ; et, quand on l’eut introduit enfin dans le grand talar, il trouva le chef afghan assis sur le trône royal.

« Mon fils, dit-il noblement à Mahmoud qui n’avait pas daigné recevoir debout le prince vaincu, puisque le souverain maître de l’univers ne permet pas que je règne plus longtemps et qu’a sonné l’heure de ton élévation au trône de Perse, je te cède l’empire. Puisse ton règne être heureux !

— Telle est, lui répond le vainqueur, l’instabilité des grandeurs humaines. Dieu dispose à son gré des couronnes ; il les ôte à l’un pour les donner à l’autre. »