Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/266

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de la cour ; sa famille elle-même n’échappait pas à sa méfiance et à sa jalousie. Il avait tendrement aimé ses quatre fils pendant leur jeunesse ; mais, le jour où il ne vit plus en eux que des successeurs, son esprit ombrageux s’émut et il se prit à considérer les personnes dévouées à ses enfants comme des ennemis personnels pressés de le voir mourir ou de lui ravir la couronne. Il se détermina à ordonner la mort de son fils aîné, Suffi Mirza, en voyant les regards des courtisans se porter avec respect sur l’héritier du trône au moment où il sortait du palais royal.

Les remords qu’il éprouva après l’exécution de cet ordre barbare semblèrent, au lieu de le calmer, exciter encore sa fureur. Le second de ses fils, Khoda Bendeh, était aussi bien doué que Suffi Mirza ; ses vertus ne le préservèrent pas des soupçons paternels. Le prince, informé inopinément que son terrible père avait fait prendre et tuer sous prétexte de conspiration un des officiers auxquels il était le plus affectionné, ne sut maîtriser sa colère et son désespoir, accabla le chah des plus amers reproches, et, oubliant toute prudence, tira son épée du fourreau.

Il fut immédiatement désarmé et allait être décapité, quand chah Abbas, sur la prière de ses petits-enfants, consentit à lui laisser la vie, et se contenta de lui faire arracher les yeux.

Un profond désespoir s’empara du malheureux Khoda Bendeh ; dans l’état misérable où il était réduit, sa colère et sa haine contre son père s’accrurent de jour en jour, et toutes ses pensées se concentrèrent sur un seul projet : tirer vengeance de son bourreau.

Il avait deux enfants : un fils et une fille. La petite Fatime était adorée de son grand-père, qui ne pouvait se passer d’elle. Seule, comme David auprès de Saül, elle parvenait à apaiser les fureurs du vieillard par ses caresses et sa gentillesse.

Khoda Bendeh écoutait avec une joie farouche tout ce qu’on lui disait de l’affection du roi pour la petite princesse, de l’influence qu’elle avait su prendre sur lui, et de la tristesse où le plongeait son éloignement momentané. La vengeance était prête. Un matin, au moment où l’enfant venait baiser ses paupières d’aveugle, il la saisit et l’égorgea sous les yeux de sa femme affolée, puis il se précipita sur son fils accouru au bruit de la lutte et tenta, mais en vain, de lui faire subir le sort de sa sœur ; on parvint à arracher l’enfant, encore vivant, des mains de son père, et l’on avertit chah Abbas. Les exclamations de rage et de désespoir du vieux monarque devant le cadavre de sa petite-fille firent goûter au meurtrier un suprême et sauvage bonheur ; pendant quelques instants il savoura avec avidité son horrible vengeance et mit fin à son existence en avalant un poison foudroyant. Oserais-je comparer les fureurs des héros d’Eschyle ou d’Euripide à celles de Khoda Bendeh ? Cependant nous ne sommes point en présence d’une fable plus ou moins ingénieuse ou d’une histoire légendaire comparable à celle de la terrible Médée égorgeant ses enfants pour se venger de l’abandon de Jason ; cette tragédie, à laquelle il serait bien difficile de trouver un plus épouvantable dénouement, n’est pas un récit composé par des aèdes et transfiguré par des poètes, mais un fait historique, qui s’est passé il n’y a pas trois siècles dans les appartements voisins de ceux où nous nous trouvons.

Le sous-gouverneur s’étonne de notre émotion ; à son avis, le souverain est le maître absolu du bien et de la vie de ses sujets ; il serait même prêt à excuser et à approuver, dans une certaine mesure, l’action du vieux roi qui, maître d’enlever la vie à son fils, se contenta de le priver de la vue. Il s’arrête néanmoins au milieu de ses souvenirs historiques et nous propose d’aller visiter le pavillon du Çar-Pourhidèh (Tète-Couverte), résidence favorite du prince Zellè sultan lorsqu’il vient dans son gouvernement d’Ispahan.

Cette petite salle, gaie et claire, est bien de nature à faire diversion aux récits tragiques de notre guide. Toute la décoration repose sur un ingénieux emploi de miroirs à facettes