Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/269

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du premier-né d’une princesse kadjar pussent être violées. En voyant s’élever dans une si jeune tête de pareilles idées de révolte et d’usurpation, il entra en fureur et donna l’ordre de crever les yeux du coupable. On obtint la grâce de Zellè sultan en considération de son jeune âge, et désormais le prince apprit à cacher soigneusement sa pensée et à ne plus se livrer à des accès de franchise qui pouvaient lui coûter la vie.

Depuis quelques années, le chah, bien revenu de ses préventions, dépouille successivement tous ses frères de leurs gouvernements et les remet entre les mains de son fils aîné. Est-ce la tendresse ou l’intérêt qui le guide ? Allah seul connaît le cœur de Nasr ed-din son serviteur.

En rentrant à Djoulla, nous avons suivi la grande voie, de Tchaar-Rag. Généralement triste et abandonnée, elle reprend quelque animation vers le soir, au moment où les caravanes se mettent en marche. Mais que sont les allées et venues de muletiers et de pauvres diables auprès de la foule animée et luxueuse qui embellissait cette promenade il y a deux cents ans ! À en juger d’après les détails donnés sur les costumes du dix-septième siècle par les peintures des Tcheel-Soutoun, on devait voir se promener, sur les dalles de marbre de l’allée centrale, des seigneurs vêtus de cachemire, d’étoffes d’or ou de pourpre, et, sur les voies latérales, courir d’élégants cavaliers luttant de vitesse et de vigueur, ou faisant exécuter à des étalons somptueusement harnachés des passes brillantes, sous les yeux des belles khanoums assises dans le balakhanè construit en tête de la promenade. Je suis entrée, en escaladant les terrasses de maisons voisines, dans ce célèbre pavillon et j’ai regardé. Plus de cavaliers, bêlas ! plus de gentilshommes aux glorieux ajustements. Quelques piétons s’avancent lentement, affaissés sous le poids de lourds fardeaux ; les platanes gigantesques, mais à la cime chenue, sont dépouillés de cette verdure qui promet aux arbres une longue existence ; les dalles des trottoirs sont ébranlées, les canaux desséchés ; les bassins, remplis d’une eau croupissante, supportent des fleurs de marécage ; les parterres, sans arbustes ni verdure, ne se parent même pas de ces grands rosiers sauvages, ornement naturel des jardins les moins soignés.

Malgré la sauvagerie du tableau je n’ai pas eu à regretter mon ascension jusqu’aux étages supérieurs du balakhanè. Autour des pièces règnent de magnifiques lambris de faïence.

Ces peintures, divisées en tableaux distincts, représentent des scènes d’andéroun traitées avec un incontestable mérite. Vêtues de robes de brocart, coiffées de turbans ou de diadèmes de pierreries, de jeunes femmes sont assises dans des jardins et mangent des chirinis (bonbons) et des fruits. Leurs vêtements sont peints en couleurs vives et franches, tandis que les ligures ne sont guère plus colorées que les fonds blancs laiteux sur lesquels elles se dessinent. Si l’on considère la finesse et la forme des traits, qui ne rappellent en rien le type des belles Iraniennes, il est permis de supposer que les faïenciers se sont inspirés de modèles chinois. Cette hypothèse est admissible, car à l’époque du grand son la Perse a fabriqué des plats des vases peints en bleu sur fond blanc, imitant à s’y tromper les porcelaines du Céleste-Empire.

Hélas ! presque toutes les ligures des panneaux du Tchaar-Bag ont été brisées à coups de marteau. Cette mutilation barbare a sans doute été faite sous chah Abbas II prince si dévot qu’au début de son règne on n’osait écouter que des exhortations pieuses. Sur la fin de son existence il racheta, j’en conviens, cet excès de zèle par les plus affreux désordres. Ayant fait tuer sa favorite durant une nuit d’ivresse, il ordonna, en reprenant possession de lui-même, qu’on immolât aux mânes de la défunte toutes les bouteilles vides ou pleines de l’empire : repentir bien méritoire, mais dont ses sujets firent tous les frais, car, si Abbas II renonça désormais à conserver son vin dans des récipients de verre, il remplit de ce précieux