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cheveux roussis ; la joie la plus bruyante éclate de tous côtés. C’est aujourd’hui le Norouz, ou nouvel an persan. L’origine de cette fête remonterait à une haute antiquité si quelques-uns des bas-reliefs de Persépolis représentent, comme on le croit, l’arrivée des offrandes envoyées par les satrapes aux rois achéménides à l’occasion de cette solennité. À l’exemple de ses aïeux, le chah de Perse accepte les présents de tous les grands personnages de la cour et des gouverneurs de province qui ont soin de se rappeler à la bienveillance royale par la richesse de leurs cadeaux. Les fonds, j’allais dire les impôts, perçus de ce chef sont très considérables et constituent une importante partie du budget ; aussi, bien que les Sunnites reprochent aux Chiites d’avoir conservé ce dernier souvenir d’un passé idolâtre, j’imagine que cette fête ne sera pas de longtemps abolie. Sa Majesté, à son tour, fait frapper à son effigie une menue monnaie d’or et d’argent, qu’elle distribue à ses ministres, à ses femmes et aux ambassadeurs.

30 mars. — Le jour est déjà levé quand nous arrivons au palais des Serdars. Ce charmant édifice, situé, comme la mosquée, à l’intérieur de la citadelle, était affecté jadis à la résidence des gouverneurs persans de la province.

La pièce principale, dont la vue se présente dès qu’on entre dans la cour, est un talar, salon ouvert au grand air sur un de ses côtés et orné de légères colonnes en bois recouvertes de petits miroirs triangulaires qui se reflètent les uns dans les autres. Le plafond de cette salle est traité dans le même goût. Du centre partent des rameaux verts chargés de fleurs et d’oiseaux aux couleurs vives se détachant sur un fond de glaces. L’ancienne décoration de la salle est aujourd’hui détruite ; les murs pourtant ont conservé les encadrements de vieilles peintures ; quelques lambeaux de toile accrochés à des clous me permettent de constater que ces tableaux représentaient des chasses royales. Les kolahs (bonnets) des princes et des officiers appartiennent par leur forme à la fin du siècle dernier.

Quelques salles bien conservées entourent le talar, elles sont fermées au moyen de grands et beaux vitraux : les verres rouges, bleus, jaunes et verts, enchâssés dans de minces plaquettes de bois dur, se mélangent et forment des combinaisons géométriques qui ont généralement pour base l’étoile à douze pointes.

Des larges baies du salon intérieur, les regards embrassent un magnifique panorama. Au pied du palais, bâti sur un rocher escarpé, coule, en décrivant de nombreux circuits, un cours d’eau torrentueux ; un vieux pont de pierre, encombré de caravanes se dirigeant vers la Perse ou se rendant en Russie, réunit ses deux berges.

Au delà de la rivière s’étend une vallée verdoyante coupée de canaux et de bouquets d’arbres ; au dernier plan, le grand Ararat[1] élève majestueusement sa tête couverte de neiges éternelles.

Le sommet de la montagne, formé de deux pics de hauteurs inégales séparés par un col, domine la ligne de faîte. L’arche de Noé, suivant les traditions, s’arrêta après le déluge sur la cime de droite.

Il doit être pénible de gravir les flancs glacés de l’Ararat, mais les membres du club Alpin qui tenteraient cette ascension seraient bien dédommagés de leurs fatigues s’ils trouvaient dans les anfractuosités des rochers la quille de l’arche biblique, que montrent très sérieusement au bout d’une lunette les bons moines du monastère du lac Sewanga.

31 mars. — Deux journées de repos passées à Érivan m’ont rendu courage, et je me décide à reprendre notre vie de misère, c’est-à-dire la diligence chargée de nous conduire, aux termes du traité, jusqu’à Djoulfa, village situé à la frontière de la Russie et de la Perse.

  1. Le sommet de l’Ararat est de 5650 mètre au dessus du niveau de la mer.