Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/361

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prolonger les parois vcrlicales de l’escarpement. Cette forteresse naturelle, mise en communication avec la partie la plus élevée de la plaine an moyen d’un ponl-levis, est traversée a l’intérieur par des rues parallèles à l’axe longitudinal du rocher. Les maisons s’éclairent toutes sur la campagne ; l’élévation des fenêtres au-dessus de la plaine, l’éloignenient des crêtes environnantes, la nécessité d’aérer les habitations, trop serrées les unes auprès des autres, expliquent cette infraction aux usages du pays.

La population de Yezd-Khast, très dense relativement à la superficie du village, jouit néanmoins de cette médiocrité dorée chantée par le poète. Elle doit cette aisance à la fertilité des terres, aux eaux très abondantes d’un torrent qui s’écoule pendant l’hiver de chaque côté du rocher, et surtout aux soins intelligents que les paysans donnent à la culture des céréales. On ne saurait, en revanche, vanter sans être taxé de partialité la voirie du bourg. Ne sachant ou ne pouvant creuser des fosses et des égouls dans le rocher qui sert de base à leurs maisons, les habitants déversent à l’extérieur les immondices de toute nature ; les liquides se mêlent aux eaux du torrent, les solides s’amoncellent, et forment autour du village une couronne de stalagmites brunes, aiguës à leur extrémité comme des aiguilles. Quand la stalagmite menace d’atteindre les balcons, ses légitimes propriétaires l’attaquent à coups de pioche, la coupent en tranches et la portent sur les champs, ou, bientôt délitée par les eaux d’irrigation, elle communique à la terre une fertilité proverbiale.

Est-ce à l’eau du torrent, puisée, bien entendu, en amont des stalagmites brunes, ou à la qualité des blés récoltés dans cette plaine couverte d’humus, que l’on doit l’excellente qualité du pain fabriqué h Yezd-Khast ? Je ne saurais le dire ; mais dès Tauris j’ai entendu vanter la légèreté incomparable et le goût agréable du nAnè-Yezd-Khast (galette de Yezd-Khast). «  Rien n’est comparable en ce monde au vin de Chiraz, au pain de Yezd-Khast et aux femmes de Kirman », dit un proverbe iranien, emprunté, dirait-on, aux Quatrains de Khèyam. En vrais Persans, les habitants du bourg exploitent la réputation de leur pain et sont tous boulangers (tilettanti ou de profession. Ils offrent leur marchandise comme on propose du llougat à la station de Montélimart ; les voyageurs s’en approvisionnent consciencieusement ; au bout d’une semaine le pain sera dur au point de ne pouvoir être mangé sans avoir été cassé avec un caillou et détrempé dans l’eau ; mais qu’ importe ? Xe sera-t-il pas toujours de Yezd-Khast ?

Malgré la réputation de ses galettes, le commerce du bourg est resté honnête. au moins en apparence.

Le Persan est dupeur et dupé, mais ne veut paraître ni trompeur ni trompé. Les denrées comestibles du prix le plus modique s’achètent au poids, tout comme des objets de grande valeur ; pourvu que les balances y passent, acheteurs et vendeurs sont contents. Deux corbeilles fixées avec des cordes en sparterie à un bâton que l’on tient par le milieu, des cailloux de grosseurs différentes, auxquels il ne manque que le poinçonnage pour devenir des poids parfaits, constituent l’instrument emblématique de la justice. S’il faut peser des fractions plus légères que les cailloux, le marchand rétablit avec un objet quelconque l’horizontalité du fléau, et Thémis serait bien exigeante si elle ne se déclarait pas satisfaite. Avant l’arrivée de nos serviteurs j’ai voulu, ce matin, acheter un melon, qui pesait un peu plus d’un batman ; le jardinier, ne parvenant pas à équilibrer les plateaux, a jeté sa pantoufle dans la balance avec un geste que lirennus lui-même aurait revendiqué.

«  Combien pèse ton guiveh ? a demandé un assistant méticuleux.

— Un dixième de batman.

— Avec poussière ou sans poussière ?

— Sans poussière.