Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/362

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— Alors pourquoi négliges-tu de secouer la pantoufle ?

— C’est juste », répond le marchand, et, prenant la chaussure, il la trappe avec conscience contre sa cuisse et la replace ensuite dans le plateau. J’aurais mauvaise grâce à regretter mes trois chais. A son tour, le maraîcher examine minutieusement ma monnaie, la t’ait résonner sur une pierre, exige que je lui échange deux pièces sur trois et se déclare enfin satisfait. Trois sous un melon du poids de six kilos et d’une pantoufle sans poussière ! La vie est vraiment facile à Yezd-Khast, et feu Gargantua lui-même n’y aurait pas épuisé sa bourse, quel qu’eût été son appétit.

Le cuisinier me fait payer un mouton quatre francs, une volaille soixante centimes, une douzaine d’œufs vingt centimes, et cependant il prélève sur nous un scandaleux madakhel, si j’en crois les exclamations indignées du ketkhoda du bourg, auquel j’ai communiqué mon cahier de dépenses.

Cet estimable fonctionnaire ne serait pas Persan s’il ne faisait remonter l’origine de sa ville natale aux temps héroïques du célèbre Roustem, mieux vaut dire au déluge dans un pays dépourvu de traditions plus certaines que le Chah Namch de Firdouzi.

«  Sous le règne de Roustem, me dit le ketkhoda plus préoccupé de faire briller le courage de ses héros favoris que la vive intelligence de ses aïeux, une forteresse inexpugnable couronnait déjà la plate-forme sur laquelle s’élève la ville. Roustem en fit le siège, et malgré sa valeur il ne put s’en emparer de vive force. Le héros simula une retraite précipitée et s’éloigna avec toutes ses troupes ; puis, ayant appris que les assiégés manquaient de sel, il se déguisa en marchand, mit sur des chameaux des sacs remplis en apparence de cette précieuse denrée, et se présenta ainsi devant la ville.

«  Les défenseurs de la place, naïfs comme des Troyens, laissèrent pénétrer le conivoi. A la nuit, des soldats cachés dans les sacs sortirent de leur prison, ouvrirent les portes aux assiégeants revenus sur leurs pas et donnèrent Yezd-Khast à Roustem. « 

Si vous permettez au plus indigne de vos esclaves de vous accompagner jusqu’à l’entrée de la ville, ajoute le narrateur avec un geste théâtral, je vous montrerais le lieu où s’est passé un drame plus récent qui souilla notre chère cité peu de mois avant l’accession au trône du premier Kadjar.

«  A la mort de Kérim khan, qui avait régné à Chiraz sous le titre de ralil (régent), Aga Mohammed khan, l’arrière-grand-onelc de Nasr ed-din, s’enfuit de la cour, où on le retenait prisonnier depuis son enfance, parcourut avec une étonnante rapidité la distance qui le séparait du Mazandéran, souleva les tribus tartares et se dirigea à leur tète vers Ispahan.

«  Les frères et les enfants de Kérim khan, au lieu de s’emparer du trône, s’étaient laissé supplanter par le premier ministre, Zucché khan. Celui-ci, en apprenant la marche audacieuse d’Aga Mohammed, leva à la hâte quelques bataillons et se porta à la rencontre des révoltés. En arrivant à Yezd-Khast, il réclama avec une extrême violence la somme de sept mille francs que lui devaient, assurait-il, les habitants. Ceux-ci avaient acquitté leurs impôts et représentèrent l’impossibilité où ils étaient de verser dans les caisses royales une contribution aussi forte. Zucché khan était assis sur ce balcon très élevé qu’on aperçoit à l’extrême pointe du rocher quand les notables habitants lui apportèrent cette réponse. Exaspéré de leur résistance, il donna l’ordre de les précipiter les uns après les autres dans le vide : il en mourut ainsi dix-huit. Ce premier massacre étant resté sans résultat, le prince envoya saisir dans sa maison un seïd en grande odeur de sainteté et l’accusa d’avoir détourné l’argent dont il poursuivait infructueusementla rentrée. Le malheureux nia, fut poignardé et précipité à la suite des autres victimes au bas du rocher. Zucclié khan n’était pas au terme